Archives de catégorie : Brèves

Détachement, insouciance

Tristan Poque, personnage principal du roman Voyager léger de Julien Bouissoux (Éditions de l’Olivier, 2008) peine à comprendre le monde qui l’entoure et surtout les gens qu’il côtoie. Cela résulte chez lui en une certaine passivité, un certain détachement qui n’est pas sans rappeler les personnages de Jean-Philippe Toussaint et Christian Oster. Dans l’extrait qui suit, Tristan invite une collègue à aller prendre un café avec lui:

« – Mais où tu m’emmènes ?
– Bah: au café.
– J’avais compris que tu voulais qu’on aille à la machine à café.
J’ai examiné les options sur son visage.
– C’est bien meilleur quand c’est une vraie personne qui le fait. C’est dommage.
– Mais je bosse, moi. Qu’est-ce que tu crois ?
– Je ne crois rien. Je découvre les choses au fur et à mesure.» (p. 121-122)

Le personnage de Tristan donne l’impression d’éviter, peut-être par crainte d’éventuelles déceptions, de faire le moindre effort interprétatif. Le plus souvent, dans Voyager léger, il se laisse bercer par les événements sans se soucier de leurs conséquences sur lui ou sur les autres.

On aime détester les personnages de roman

Faisant suite, en quelque sorte, à la réflexion d’Evan Gottlieb sur l’identification aux héros des romans que l’on lit, le New Yorker publie un petit sondage mené auprès de cinq romanciers sur la likeability de leurs personnages.

Margaret Atwood (s’auto-citant…) résume en disant : « Create a flawless character and you create an insufferable one. »

Et sur le rôle des personnages antipathiques, leur place dans la réussite d’un roman et le contrôle par les lecteurs, Tessa Hadley conclut de la sorte :

I’ve hated characters in the books I’ve read sometimes, and problematically, so that it spoiled the book. I couldn’t live with Mickey Sabbath on my bedside table. He roused a violent antipathy in me, even though I knew that was precisely what he was meant to do, rouse antipathy in someone like me, and I tried with all my might to resist feeling it. But I failed. So I know that this “likeability” thing isn’t altogether under readers’ control. I find Mrs. Dalloway a pain, too.

Construire un personnage

« Un personnage n’existe pas : existent les mots qui le suggèrent. »

« Un personnage n’existe pas : existe l’histoire qu’il contribue à porter. »

« Un personnage n’existe pas : existe la transparence qui fait voir la couleur de sa cervelle et la maladie de ses boyaux. »

Matt Olbren | Construire un personnage (aphorismes sur)

première traduction française du premier guide historique de l’american creative writing, par François Bon

 

Personnage peu marquant, lecteur peu marqué

« L’homme cultivé moyen peut citer plus de philosophes français vivants que de romanciers. Il est également capable de se rappeler un ou deux concepts aux noms compliqués — la déterritorialisation, le Panoptique, le Pli — mais il est incapable de citer le nom d’un seul personnage de roman français contemporain. » Aurélien Bellanger, La Théorie de l’information, Paris, Gallimard, 2012, p. 407-408.

Constat sévère sur la lecture, ou plutôt l’absence de lecture, des romans. Proposons une autre hypothèse : et si la difficulté de citer le nom d’un protagoniste était liée à la configuration des oeuvres contemporaines, qui mettent en scène des personnages inactifs, déconnectés, ordinaires voire effacés ?

L’avatar salvateur

« Il n’avait pas de vie sentimentale parce qu’il était timide et c’est seulement devant l’écran, en devenant son avatar qu’il se débarrassait de sa timidité. Quand il éteignait son ordinateur, la timidité reprenait le dessus et c’était la raison pour laquelle il était constamment connecté. Sa vie réelle se déroulait dans le monde virtuel, éteindre son ordinateur équivalait à éteindre sa vie et qui pourrait faire ça, éteindre sa vie ? », Pia Peterson, Le Chien de Don Quichotte, Paris, éditions La Branche, 2012, p. 48.

« si ce n’était pas trop me demander »

On constate aisément l’agir problématique du personnage contemporain; même une action plaisante et peu engageante, imaginer, demeure pénible :

« je regardais tout cela distraitement, imaginant une de ces joueuses nue sous son maillot à bretelles, un peu passivement, sans vrai effort d’investigation, sans chercher à connaître (…) la nudité réelle de cette jeune femme, ni même, au prix d’un effort pourtant minime, de fermer les yeux un instant et de bien vouloir me donner la peine, si ce n’était pas trop me demander, de l’imaginer nue et en sueur sur le terrain. Or, c’est pourtant comme ça qu’il faudrait regarder activement la télévision : les yeux fermés. » Jean-Philippe Toussaint, La Télévision, éd. de Minuit, 2001, p. 162.

Épuiser le possible?

Dans son ouvrage intitulé Le dénouement, Lionel Ruffel évoque entre autres la figure de Bartleby pour traiter du personnage de roman contemporain. Selon l’auteur, Bartleby représente un pur exclu social, sans aucune volonté, mais dont la passivité est active. Sachant comment bon nombre de personnages préfèrent la potentialité de l’action à sa réalisation, la phrase suivante m’apparaît intéressante : « On en s’étonnera pas [que cette figure] entre en résonance avec une autres des figures deleuziennes, celle de ″l’épuisé″ qui, à la différence du fatigué, n’″épuise″ pas la réalisation mais le possible.»  Lionel Ruffel, Le dénouement, Paris, Verdier (Chaoïd), 2005, p. 94-95.

Vous identifiez-vous au héros du roman que vous lisez ?

Dans sa chronique du Huffington Post, Evan Gottlieb discute du besoin ressenti par les lecteurs de pouvoir s’identifier au héros romanesque. Il rappelle avec justesse qu’il s’agit d’une possibilité du roman moderne :

our seemingly spontaneous desire to identify with fictional protagonists is actually a relatively new phenomenon. Prior to the 18th century, most authors in the Western tradition didn’t worry too much about whether their characters’ motivations seemed realistic to readers; their conceptions of character were largely static or symbolic, and their protagonists were exemplary or humorous as a result. The very idea of a « round » character, with a recognizably « deep » psychology, was primarily an early-19th century invention.

Après avoir envisagé la transition ménagée par les romans de Defoe et de Shelley, il revient à la relation que l’on établit avec le personnage et, par là, convoque l’idée de vraisemblance, de façon à montrer qu’il s’agit de la condition minimale — et nécessaire — pour l’adhésion :

And so we return to the question of whether fictional protagonists need to be relatable in order for readers to enjoy ourselves. If relatable merely means likable, then I think the answer is no: many classic fictional heroes and heroines, including Catherine Earnshaw in Emily Bronte’s Wuthering Heights and Rodion Raskolnikov in Fyodor Dostoevsky’s Crime and Punishment, are not particularly likable. But if we expand our definition of « relatable » to mean psychologically plausible, then I think the answer is yes. We may not always like, or even approve of, fictional protagonists like selfish Catherine and obsessive Raskolnikov. But I think we have much to gain from learning to recognize reflections of ourselves in them, even — or perhaps especially — when we want to deny any resemblances. There are, of course, many other good reasons to read literature: for entertainment, for instruction, for inspiration. But from the 18th century onward, novels have shown themselves to be remarkably effective, durable technologies for encouraging us to extend our understanding to others, no matter how different or unlikable they might initially appear.

Les personnages de Toussaint

« Not surprizingly, Toussaint’s apathetic protagonists are often at pains to make the world signify, despite their cultural and scientific competence. Indeed, all the protagonists have the same sociocultural status in common: they are intellectuals, scholars, business-people, and writers, in other words, they think for a living. But their privileged position in society in general, and in the intellectual community in particular, seems inversely proportional to their ability to map out and understand their respective environments. »

« [These characters] are [also] alienated figures, hovering between presence and absence, unwilling or unable to physically affect the course of the narrative»

(Jean-Louis HippolyteFuzzy Fictions, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006, p. 48.)

On voit bien, ici, les problèmes interprétatifs et actionnels des personnages de Toussaint, emblématiques des personnages déconnectés : ils peinent à donner sens au monde et à influencer celui-ci et le récit.

La relation personnage/narration

« Toute transformation profonde dans l’art du roman ne provient-elle pas d’abord d’une conception renouvelée du personnage qui entraîne, par suite, une conception nouvelle de la narration ? », se demande Belinda Cannone dans « Éléments d’une poétique du roman du XXe siècle », Optique de la description et statut du personnage, Paris, Quai Voltaire, coll. « Quai Voltaire, revue littéraire n° 8 », 1993, p. 72.

À toute conception du personnage, renouvelée ou non, correspond aussi une conception de la narration qui en témoigne.