Narrativité

Définitions

« Quelles sont les conditions prérequises et sine qua non pour qu’un objet soit narratif? Y a-t-il un invariant, une essence ou une quintessence du narratif? De quoi est faite cette compétence? Telles sont les questions inhérentes à un concept qui ne fait pas l’unanimité. En effet, tout comme il y a plusieurs narratologies, il y a plusieurs narrativités. Mais curieusement, la narratologie stricto sensu n’a guère revendiqué la sienne qui est pourtant évidente. On aurait aimé qu’elle nous dise noir sur blanc qu’il s’agit de la spécificité du roman, basée sur les relations entre histoire, narration et récit, et sur un jeu complexe de modalités. De fait, ni la poésie, ni le théâtre (à lui la théâtralité) n’ont à leur disposition de tels moyens constitutifs et sur la question jusqu’à en faire sa spécialité ; chemin faisant, elle a fort bien expliqué en quoi elle se démarquait de l’autre option. Les différences entre ces deux options sont évidentes : dans un cas la narrativité est associée aux niveaux discursif et générique, dans l’autre aux niveaux sémionarratifs ; dans un cas elle ressortit à la forme de l’expression, dans l’autre à la forme du contenu (selon la terminologie de Hjelmslev). Or, avec les facultés et les exigences d’abstraction de la discipline, on ne s’étonnera pas de ses définitions à la fois élémentaires et généralisantes : “il y a narrativité lorsqu’un texte décrit, d’une part, un état de départ sous la forme d’une relation de possession ou de dépossession avec un objet valorisé et d’autre par un acte ou une série d’actes producteurs d’un état nouveau, exactement inverse de l’état de départ.” (A. Hénault, Les enjeux de la sémiotique, PUF, 1979, p. 145.) Rien d’ailleurs n’interdit d’aller plus loin encore et de traquer la narrativité jusque dans le carré sémiotique, puisque ce dernier ne formalise pas des états mais des parcours. Après quoi, on a tout le loisir de vérifier la pertinence de ces conditions minimales hors littérature, quelque soit le support ou l’échelle. Arrivée à ce stade, la narrativité n’a plus rien à voir avec la littérarité ; et bien entendu la sémiotique y est pour beaucoup. Certaines voix se sont élevées contre cette polyvalence à toute épreuve qui dilue et banalise ce qu’elle touche, se réduit à des opérations formelles et tourne en vase clos. U. Eco, en particulier, a suggéré de faire entrer dans l’espace et les enjeux de la narrativité le “lecteur coopérant” (Lector in fabula, Le livre de poche (coll. “Biblio essais”), 1989, p. 9.) Et puis, tout récemment, le même Eco bousculait nos doctes distinctions pour placer la question dans le champ de l’expérience : «Le roman comme genre peut disparaître. Mais la narrativité, elle non. C’est une fonction biologique.” (dans Le Nouvel Observateur, no 1318 (février 1990)) Aussi nécessaire donc que la procréation. » (Gérard-Denis Farcy, Lexique de la critique, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 71-72.)

Lectures

Selon Sturgess, la narrativité est une force constituante du récit. Elle englobe à la fois la chronologie événementielle d’un récit, mais aussi chaque interruption de cette chronologie, chaque variation dans le mode de représentation de l’histoire. La narrativité est ainsi la manière avec laquelle le récit s’articule, elle est la force constituante du récit. Tout récit possède sa propre forme de narrativité, sa propre force constituante. La narrativité n’est donc ni un modèle ni une structure; elle est une impulsion.

Suivant Sternberg, Baroni considère (apparemment) que la narrativité est un principe régulateur du récit, celui-ci n’étant qu’une forme parmi d’autres que celle-là peut emprunter. Tout au long de son étude, Baroni utilise indifféremment les termes de « narrativité » et de « récit ». Pourtant, il affirme d’emblée souscrire à la définition de la narrativité formulée par Sternberg. « “Je définis la narrativité [narrativity] comme le jeu du suspense, de la curiosité et de la surprise entre le temps représenté et le temps de la communication (quelle que soit la combinaison envisagée entre ces deux plans, quel que soit le medium, que ce soit sous une forme manifeste ou latente). En suivant les mêmes lignes fonctionnelles, je définis le récit [narrative] comme un discours dans lequel un tel jeu domine : la narrativité passe alors d’un rôle éventuellement marginal ou secondaire […] au statut de principe régulateur, qui devient prioritaire dans les actes de raconter / lire” » (Sternberg, « Telling in time (II) : Chronology, Teleology, Narrativity » [1992], traduit par Baroni, p. 42).

Villeneuve situe le paradoxe au coeur du déploiement de la narrativité. Alors que la 4e de couverture mentionne que l’intrigue transforme les « modalités traditionnelles de la narrativité », annonçant une histoire de la narrativité occidentale, cette histoire se trouve en fait à survoler les poétiques et les théories du récit. C’est dire que Villeneuve utilise indifféremment l’un et l’autre terme – du moins n’établit-elle aucune distinction -, réduisant la narrativité à la forme du récit. Pourtant, les propos qu’elle tient sur la narrativité semblent déborder du cadre strict dans lequel on enferme généralement le récit. Ainsi, « [L]a narrativité se déploie au milieu des contingences, demeurant irréductible à une “essence”, bien qu’elle alimente l’épistémologie de la civilisation occidentale moderne en “essences” de toutes sortes en même temps qu’elle ne cesse de mettre en doute l’assignation d’une vérité » (p. xviii). Elle « se conçoit dans l’esprit aporétique des paradoxes. Loin de nuire à la narrativité et d’en verouiller [sic] les dispositifs, c’est cette paradoxie qui, en ouvrant la voie à l’imagination des intrigues, rend possible son efficacité. C’est alors l’impossibilité même de rendre compte de l’expérience […] qui enrichit la narrativité et permet de la définir non plus comme la “possibilité de raconter”, mais comme le processus par lequel s’élabore l’imagination d’un impossible récit » (p. xxi).

Huglo, comme Baroni, comme Villeneuve, semble seulement prétendre s’occuper de narrativité, dont elle ne donne aucune définition. La « narrativité » qui l’occupe, c’est celle du récit, ces deux notions étant utilisées sans distinction.

Molino définit la narrativité comme la construction d’une histoire à travers l’enchaînement de divers récits. Ce sont ces enchaînements, plus ou moins complexes, qui contribuent à former l’intrigue de l’histoire racontée dans l’œuvre.Cette définition de la narrativité emprunte pour beaucoup à celle de Ricoeur (Temps et Récit 1), en ce qu’elle fait de la configuration et de la mise en intrigue les phénomènes principaux de l’acte narratif. Toutefois, là où Ricoeur fait bifurquer sa définition de la narrativité vers une philosophie du temps en affirmant que l’objet configuré par le récit est précisément et spécifiquement l’expérience temporelle, Molino choisit de définir la narrativité comme une configuration structurelle obtenue par l’enchaînement des événements d’une histoire ou celui de différentes histoires au sein d’un récit. C’est cette opération de structuration du récit par la narrativité qui lui confère son profil dramatique, lequel est produit par la succession, au sein du récit, des différents moments de tension et de crise.