L’auteur implicite. Pertinence d’une notion controversée

par Mélanie Grenier

Depuis qu’elle a été proposée par Wayne C. Booth (1961), la notion d’implied author a soulevé de nombreux débats, notamment en ce qui a trait au domaine auquel elle appartient. Bien qu’elle fût d’abord associée à la narratologie – elle devait permettre « une classification plus riche des variétés des “voix” de l’auteur » (Booth, 1977 : 514) – on considère désormais qu’elle relève de la pragmatique. L’implied author est, en effet, une instance entièrement inférée par le lecteur pour actualiser les effets du texte : il n’a de référent ni textuel (il est impossible d’identifier des éléments textuels le désignant explicitement) ni réel (il n’est jamais un équivalent exact de l’auteur réel).

Ce statut ambigu a eu entre autres conséquences de susciter une hésitation persistante quant au terme à privilégier pour sa traduction. Genette, le premier, est revenu sur le terme « auteur implicite », choisi en 1977 (Booth, 1977), pour préférer, dans Nouveaux discours du récit (1983), celui d’« auteur impliqué ». L’adjectif « implicite », explique-t-il, attribuerait à la notion un caractère objectif et concret qu’elle n’a pas (Genette, 2007 : 407). Rappelant Chatman (1990), Nünning a pour sa part récemment proposé de parler plutôt d’« auteur inféré », pour reconnaître « qu’il s’agit de quelque chose qui doit être élaboré par le lecteur » (2017 : 124). Si, en définitive, l’expression « auteur implicite » a persisté dans l’usage, cette indécision terminologique montre le caractère problématique de la notion. C’est sans doute la raison pour laquelle certains chercheurs n’hésitent pas à récuser le bien-fondé de cette instance, arguant qu’elle crée de la confusion sans, en contrepartie, procurer de gain théorique véritable (Bal, 1981; Lanser, 1981; Nünning, 2018).

En dépit de cela, l’auteur implicite s’avère utile dans l’appréhension de plusieurs phénomènes. La distinction entre narrateurs fiable et non fiable repose largement sur la figure d’auteur implicite que permet de construire un texte[1], et David Herman, qui a élaboré une approche cognitive de la narratologie, suggère d’en faire une pierre d’assise de l’activité interprétative (Herman, 2013 : 40). Par ailleurs, en dehors du champ de la théorie littéraire, l’auteur demeure l’une des instances à considérer dans la situation de lecture. La plupart des recherches menées en psychologie sur la compréhension en lecture, sur lesquelles Herman appuie son travail, continuent de faire de l’auteur l’une des assises de la (re)construction du sens d’un texte par un lecteur (Goodman, Goodman et Allen, 2017 : 84; Fox et Alexander, 2017 : 340). Elles abordent la compréhension des récits écrits à partir des mêmes paramètres que ceux qui nous permettent d’appréhender les discours oraux (Duke et Carlisle, 2011; Lawrence et Snow, 2011), persistant dans une conception de la lecture fondée sur la fonction phatique de la langue que la théorie littéraire a, en ce qui a trait à l’étude du récit, peut être tendance à évacuer un peu trop rapidement.

Bibliographie

Bal, Mieke, « The laughing Mice or : On focalization », Poetics Today, vol. 2, no 2, p.202-210.

Booth, Wayne C, « Distance et point de vue. Essai de classification », trad. de Martine Désormonts, dans Gérard Genette et Tzvétan Todorov, Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 511-524.

Booth, Wayne C., The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 1961.

Duke Nell K., Carlisle, Joanne, « The development of comprehension », dans Kamil, Michael L., Pearson, P. David, Moje, Elizabeth Birr, Afflerbach, Peter P. (dir.), Handbook of reading research, vol. 4, New-York, Routledge, 2011, p. 199-228.

Fox, Emily, Alexander, Patricia A., « Text and comprehension. A retrospective, perspective, and prospective », dans Israël, Susan E. (dir.), Handbook of Research on Reading Comprehension, New-York, Guilford Press, 2017, p. 191-216.

Goodman, Kenneth S., Goodman, Yetta M., Allen, Kelly L., « Research on helping readers make sense of print », dans Israël, Susan E. (dir.), Handbook of Research on Reading Comprehension, New-York, Guilford Press, 2017, p. 84-106.

Herman, David, Storytelling and the Sciences of Mind, Cambridge, MIT Press, 2013.

Lanser, Susan S., The Narrative Act. Point of View in Prose Fiction, Princeton, Princeton University Press, 1981.

Lawrence, Joshua F., Snow, Catherine E., « Oral Discourse and reading », dans Kamil, Michael L., Pearson, P. David, Moje, Elizabeth Birr, Afflerbach, Peter P. (dir.), Handbook of reading research, vol. 4, New-York, Routledge, 2011, p. 320-337.

Nünning, Angsar, « Pour une reconceptualisation de la narration non fiable. Une double approche cognitive et rhétorique », dans Patron, Sylvie (dir.), Introduction à la narratologie postclassique. Les nouvelles directions de la recherche sur le récit, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018, p. 121-146.

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[1] Voir « Unreliability » [En ligne], dans The Living Handbook of Narratology. URL: //www.lhn.uni-hamburg.de/node/66.html