Définitions
« On aurait pu croire que le terme est tombé en désuétude en même temps que cette esthétique théâtrale acharnée à distinguer l’action en tant qu’épure de l’intrigue ostensible, incarnée et compliquée. Il faut donc prendre acte de ces réactualisations récentes dont aucune ne s’en tient spécialement au théâtre. C’est, en dépit des apparents, le cas de P. Pavis qui s’efforce de radicaliser et de hiérarchiser, à l’aide de la sémiotique, l’opposition traditionnelle : l’action est le niveau des actants et l’intrigue celui des acteurs. Dans l’esprit de P. Ricoeur, la mise à contribution de la Poétique d’Aristote devait s’accompagner de nouvelles options terminologiques. Ainsi pour traduire muthos, recourt-il à intrigue plutôt qu’à fable (comme le veut la tradition) ou à histoire qu’il utilise par ailleurs dans son sens historiographique. Seul en effet intrigue (et surtout mise en intrigue) restituerait l’idée capitale d’agencement lisible dans muthos : “l’agencement des faits en système”. Ou pour être encore plus précis : la mise en intrigue recèle un dynamisme intégrateur et elle transforme un “divers incidents” en une histoire une et complète. Et puis il y a le précédent anglais (plot) qui accrédite – mieux semble-t-il que dans l’usage français – la même idée. On peut, en termes de sémiotique, expliciter ce distinguo : l’histoire ressortit au contenu et l’intrigue plus précisément à la forme du contenu ; certains allant même jusqu’à laisser entendre que l’intrigue est aussi forme de l’expression, c’est-à-dire “discours racontant” (G. Prince, A Grammar of Story, 1973). À oublier ou à ignorer ces précisions (qu’autorise une logistique sophistiquée), on en revient à identifier l’intrigue à l’histoire. » (Gérard-Denis Farcy, Lexique de la critique, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 59-60.)
Lectures
La Mise en intrigue selon Paul Ricoeur : restitue l’idée capitale d’agencement lisible (le muthos d’Aristote). Elle est l’agencement des faits en système (configuration narrative). La mise en intrigue constitue en fait l’opération de configuration de l’expérience temporelle vive (donc l’expérience temporelle en tant que phénomène perçu par la conscience d’un sujet donné). Cet acte est étroîtement lié au concept de Mimesis, lequel opère en trois étapes bien distinctes (préfiguration, configuration, refiguration). La mise en intrigue est davantage étudiée dans le second tome de Temps et Récit, où l’on apprend que c’est notamment par grâce à elle que le récit de fiction diffère du récit historique, puisqu’elle permet l’élaboration d’un « monde du texte », lequel constitue une expérience fictive du temps. La mise en intrigue dans et par le récit de fiction permet par conséquent de juxtaposer, lors de l’acte de lecture, deux strates, deux expériences temporelles bien distinctes : l’expérience temporelle vive (donc « réelle », c’est-à-dire telle que perçue par le sujet) et l’expérience temporelle fictive (celle qui, grâce à la mise en intrigue, est configurée en un « monde du texte »). Notons cependant que, selon Ricoeur, ces deux strates temporelles ne s’opposent en rien, mais se comlpètent plutôt l’une l’autre et constituent chacune un aspect spécifique du Temps.
Johanne Villeneuve opère un déplacement depuis le concept de « mise en intrigue » de Ricoeur. Elle propose en remplacement celui de sens de l’intrigue, plus adéquat, selon elle, à décrire la dynamique inventive de l’intrigue.
À partir des recherches de Ricoeur sur une intrigue aux vertus conciliatrices (inspirées de la Poétique d’Aristote), Villeneuve travaille à mettre ce principe de configuration en rapport avec le monde des intrigues. Sans nier la fonction de concordance, elle concède aux discordances un pouvoir d’attraction qui aurait valeur de mise en intrigue, c’est-à-dire que tout désir de narrer (et de lire) reposerait sur les désordres du récit : « Ce que la mise en intrigue met en commun, elle s’acharne aussi à en exacerber l’incompatible présence ; ce qui est “mis ensemble” peut produire du conflictuel, du déchirement encore plus grand. En quoi les indices du divers et du désordre, bien qu’absorbés dans l’effort de concordance, ne seraient-ils pas, de par la menace qu’ils font peser sur la concordance elle-même, l’indice d’un tout autre triomphe ? En vertu de quel désir narratif faudrait-il recommencer inlassablement le récit des concordances ? » (p. 41).
Villeneuve pose l’hypothèse que, ce qui intrigue dans les intrigues, ce qui stimule le désir narratif, l’imagination et la sensibilité du lecteur, ce sont davantage les conflits, les méprises, les doutes, les obsessions, les peurs, les erreurs ; bref, tout ce qui est paradoxe, aporie et impasse, tout ce par quoi « les alliances s’effondrent, les abîmes se creusent et les existences se brisent » (p. 50). Il s’agit là, du reste, de ce que révèlent les contenus sémantiques de la notion d’intrigue (contenus ignorés par Ricoeur), l’auteure remontant le cours historique et étymologique du concept pour en signifier le caractère impur (alors que, à la suite de la morphologie des contes de Propp, s’est opérée l’assimilation de la notion d’intrigue à l’idée de pureté, de neutralité, sorte de degré zéro du récit). C’est à cette condition d’impureté que le récit offre la possibilité de tant de recommencements dans son geste de raconter. Par la médiation de l’intrigue, le récit acquerrait une capacité d’autotransformation – transformation qui n’est rendue possible que parce qu’il y a « perversion » du concept de concordance, que parce que certains traits présents sont convertis en traits nouveaux. Par « sens de l’intrigue », Villeneuve entend donc la « médiation entre le sensible et l’intelligible dont éclôt une prolifique imagination de la vitesse et de l’attente » (p. xviii). Attente (et anticipation) des possibles qui jouent de vitesse pour déstabiliser et emballer l’imagination et l’intelligence sensible et perceptive du lecteur : voilà ce qui fonde le sens et l’intérêt de l’intrigue.
Raphaël Baroni attribue à la tension narrative, éprouvée par les lecteurs sous la forme d’un effet de suspense, de curiosité ou de surprise, un rôle structurant déterminant dans le processus de mise en intrigue.Baroni situe la tension narrative au coeur de la narrativité, constituant le sens même du récit, et ce, parce qu’elle active et soutient la fébrilité et l’intérêt du destinataire en l’encourageant à attendre et à anticiper un dénouement incertain. Il la considère comme un effet poétique qui structure le récit et qui confère à l’intrigue sa « force », sa « dynamique ». Si les théoriciens ont déjà souligné le rôle important de la tension dans le récit, ils en ont négligé toute la portée. Aussi Baroni se prête-t-il à une exploration, voire à une réhabilitation de la dynamique des passions dans le récit, à l’origine desquelles se trouve la tension narrative.