Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, Homo Fabulator : Théorie et analyse du récit, Montréal/Arles, Leméac/Actes-Sud, 2003.
Objet de la démonstration
Comme l’indique Gilles Gaston-Granger dans sa préface, la problématique principale de l’ouvrage vise une interprétation, dans le récit, des rapports entre le réel et la fiction. Le livre soulève également l’importance, au point de vue du développement de l’être humain, de la manipulation du langage par la narration. Homo Fabulator cherche donc à présenter une théorie très générale du récit, tout en liant cette théorie à la fonction fabulatrice de l’être humain. Cette approche, extrêmement vaste et englobante, tente à la fois d’effectuer un retour sur les différents concepts de narratologie (du structuralisme genettien aux études sur le temps de Ricoeur) et de présenter une vision historico-anthropologique de l’acte de raconter. À travers ces différents angles d’approche, c’est la fabulation elle-même qui finit par être présentée comme l’un des facteur fondamentaux du développement de l’être humain.
L’ouvrage est basé sur un plan linéaire. Les trois premiers chapitres constituent une présentation générale du récit; les chapitres 4 à 9 abordent, respectivement, les notions de situations narratives, de personnage, de représentation de la parole, de représentation de la pensée, du temps et de l’espace. Ces six chapitres, de nature plus anthologique qu’analytique, suivent de près, dans leur organisation et leur matière, les catégories dépeintes par Genette dans le Discours du récit. Le dernier chapitre offre une vision de l’évolution historique du récit à travers les différentes cultures littéraires, des origines à la contemporanéité. L’ouvrage de Molino se présente donc comme une récapitulation organisée des différents courants de la théorie du récit, tout en offrant des pistes de réflexion extra-littéraires axées sur la psychologie, l’histoire et l’anthropologie.
Définitions du récit et de la narrativité
Selon Molino, le récit constitue une « imitation représentative » construisant un « quasi-monde ». Cette définition emprunte déjà beaucoup à Ricoeur, qui, dans Temps et Récit 2. La configuration du temps dans le récit de fiction, trace le portrait du récit en affirmant qu’il constitue un acte de configuration narrative, intimement lié au temps et à la mimesis, et dont l’objectif est la construction d’un monde du texte différent du monde du lecteur. Cependant, la définition de Molino prend ses distances d’avec celle de Ricoeur en ce que la thématique temporelle y est évacuée au profit de la fonction fabulatrice, laquelle contribue à la construction des identités personnelles et sociales. Molino fait donc l’économie du point de vue philosophique adopté par Ricoeur, en lui privilégiant une approche complémentaire basée sur la psychologie.
Molino définit la narrativité comme la construction d’une histoire à travers l’enchaînement de divers récits. Ce sont ces enchaînements, plus ou moins complexes, qui contribuent à former l’intrigue de l’histoire racontée dans l’œuvre. Ici encore, la définition choisie emprunte à Paul Ricoeur, en ce qu’elle fait de la configuration et de la mise en intrigue les phénomènes principaux de l’acte narratif. Toutefois, là où Ricoeur fait bifurquer sa définition de la narrativité vers une philosophie du temps en affirmant que l’objet configuré par le récit est précisément et spécifiquement l’expérience temporelle, Molino choisit de définir la narrativité comme une configuration structurelle obtenue par l’enchaînement des événements d’une histoire ou celui de différentes histoires au sein d’un récit. C’est cette opération de structuration du récit par la narrativité qui lui confère son profil dramatique, lequel est produit par la succession, au sein du récit, des différents moments de tension et de crise.
Autre thème central
Puisque l’ouvrage possède des ambitions quasi-encyclopédiques (car il s’agit bien ici de rescencer les différentes approches et de les regrouper pour donner une définition générale du récit), il est fréquent qu’il emprunte à l’anthropologie ou à la psychologie certains de leurs concepts respectifs afin de donner uen vision globale de l’acte narratif. Au cœur de ces emprunts se trouve l’acte de la fabulation, lequel est vu comme un élément primordial à la fois de la costruction de la personnalité humaine (selon le point de vue psychologique) et de l’épanouissement d’une identité collective (selon les points de vue anthropologiques et historiques). C’est grâce à ces emprunts à d’autres disciplines que Molino extrait le récit du domaine purement littéraire et le fait entrer dans celui du développement individuel et social.
Fonction du récit
Selon l’optique plus littéraire de l’ouvrage, le but du récit est, comme nous le mentionnions plus haut, de présenter un monde fictif, un monde de la fiction. L’objectif de l’auteur et du narrateur du récit est donc de permettre au lecteur de pénétrer dans ce monde, à travers divers procédés de dramatisation, de rythme, de captation et de complexification. Ce sont ces procédés, ces ressources du récit, qui, liés à l’agencement des différents segments narratifs de l’œuvre et à la présentation des événements et des personnages de l’intrigue, permettent au lecteur de pénétrer dans le monde de la fiction. Selon l’optique psycho-anthropologique également adoptée par l’auteur (laquelle est complémentaire au point de vue littéraire présenté plus haut), le récit, lié à l’acte de la fabulation, contribue à la construction identitaire et personnelle des individus.
Lien avec la fiction
Comme Ricoeur, Molino considère la fiction dans une optique bivalente : elle est conçue comme le concept opposé du réel. Le rôle du récit est donc de se positionner au cœur de cette opposition, en créant des mondes fictionnels – donc irréels – mais en opérant également, comme l’affirme Coleridge, une « willing suspension of disbelief », un effet de réel, effet qui est largement tributaire de l’acte narratif tel que le définit Molino.
Approches du récit
L’approche est principalement historique, étant donné que l’ouvrage, selon son optique englobante, exécute un retour sur les différentes théories du récit présentées au cours du 20e siècle, et sur leurs nombreuses manifestations littéraires travers les âges. Cependant, le livre adopte également un point de vue psycho-anthropologique, puisque le récit y est souvent lié à l’acte de fabulation et à son rôle dans la construction des individus et des sociétés. Enfin, étant donné que le livre procède à une récapitulation des différentes théories du récit et qu,il présente un survol historique de l’évolution de celui-ci à travers les différents littératures mondiales, étant donné également sa propension à aborder le récit sous les angles d’autres disciplines que la littérature, nous pourrions également dire qu’il n’est pas étranger une certaine approche encyclopédique.