Sturgess

Philip J. M. Sturgess, Narrativity. Theory and practice, Oxford, Clarendon Press, 1992, 323 p.

Objet de la démonstration

L’ouvrage de Sturgess souhaite explorer de manière exhaustive le concept de la narrativité. La première partie de l’étude (Theory of narrativity) se penche, comme l’indique son titre, sur l’exposition du concept de la narrativité. Les deux premiers chapitres de cette partie permettent à l’auteur de clarifier l’idée de la narrativité ainsi que d’expliquer sa propre interprétation du terme, tandis que les quatre chapitres suivants se proposent de situer le concept de la narrativité par rapport à la déconstruction, à la critique marxiste, au structuralisme et aux penseurs français Barthes, Bremond et Ricoeur. La seconde partie (The practice of narrativity), entend plutôt étudier les divers fonctionnements pratiques et opérationels de la narrativité, à travers quatre études de cas. Une lecture de Under the western eye explore ce que Sturgess nomme une « logique de la duplicité »; une analyse de Ulysses permet à l’auteur d’analyser les différentes formes de narration qui se manifestent dans l’oeuvre de Joyce; le chapitre portant sur At Swim-Two-Birds se propose d’analyser le concept de métafiction; et la lecture de Darkness at Noon permet de dégager la double logique présente dans l’oeuvre. Face à l’ampleur de ce programme, qui mélange l’explication pure et simple du concept de narrativité à l’étude de son positionnement par rapport aux autres approches théoriques et à de nombreuses études de cas, Sturgess propose d’orienter son analyse autour du développement d’un concept original: celui de la « logique de la narrativité ». Ce concept, qui occupe un rôle central dans l’ouvrage de Sturgess puisqu’il en unifie l’argumentation et permet aux différents chapitres du livre de s’orienter autour de l’élaboration d’un idée originale, est longuement expliqué dans le second chapitre de la première partie, lequel constitue en quelque sorte le coeur de l’ouvrage.

Définitions du récit et de la narrativité

L’avantage majeur de l’ouvrage de Sturgess est qu’il entreprend de faire une récapitulation des différentes approches – et donc des différentes définitions – de la narrativité, tout en les critiquant et en offrant ses propres variations sur le concept en question. Je tâcherai donc – dans la mesure du possible – de dégager la plupart des définitions de la narrativité que l’on retrouve dans l’œuvre, mais également de rendre justice à Sturgess en examinant son apport au développement de cette idée.

Une définition sommaire et générale de la narrativité veut que celle-ci soit l’étude de la nature du narratif, l’étude de cette propriété propre à l’acte de narration. Dans cette optique, plusieurs techniques aident à dresser le panorama conceptuel de la narrativité, dont celle de la grammaire narrative, laquelle tente de constituer un système analysable de concepts narratifs à la fois prescriptifs et descriptifs. Cette dernière, par contre, est jugée par Sturgess comme n’étant pas apte à identifier les qualités narratives propres au système qui l’emploie. Une autre technique est celle des structures narratives, laquelle contribue à créer des schémas narratifs abstraits mais qui, toujours selon Sturgess, ne sont pas en mesure de donner une idée ontologique de l’essence sémantique d’un récit, et de sa littérarité. Selon cette technique : « l’œuvre n’exprime pas sa narrativité à travers son propre progrès verbal et syntaxique, mais bien à travers l’opération d’une armature narrative invisible et a-verbale. » (p.14) Cette armature, qui constitue selon Sturgess une propriété commune à tous les récits, laisse pourtant, toujours selon l’auteur, peu de place à l’analyse du texte proprement dit, et se contente davantage d’étudier les structures profondes du texte.

Sturgess propose également une définition de la narrativité axée sur le lecteur, dans laquelle ce dernier serait en quelque sorte garant de la narrativité de l’œuvre. Mais, comme le rappelle Sturgess, « narrative contains narrativity (le récit contient la narrativité) (p.15) », et il serait alors bien malaisé pour un critique de chercher la narrativité en dehors de son propre cadre, surtout si, comme l’affirme Sturgess, cette narrativité inclut les moyens par lesquels le lecteur participe au texte. En d’autres termes, c’est la narrativité qui précède le lecteur, et non l’inverse.

Sturgess s’applique également à étudier la définition de la narrativité selon Prince. Ce dernier affirme qu’elle dépend de la présence d’éléments narratifs constituant une histoire minimale, ce qui ouvre la porte à une certaine classification des épisodes ou des séquences des récits : certains seraient plus narratifs que d’autres. Toujours selon Prince, les épisodes les plus narratifs seraient ceux où sont uniquement relatés des événements. Mais Sturgess soulève alors le problème du roman moderne (Joyce en tête), dans lequel la narration ne s’occupe plus particulièrement de raconter des faits ou des phénomènes, mais tâche plutôt d’explorer les méandres de la pensée humaine. Ces romans, puisqu’ils mettent de côté la relation des faits, seraient-ils donc « moins » narratifs?

Nous passons ensuite, en réponse à la définition de Prince, au point de vue de Frank Kermode, qui affirme que « plurality is the nature of narrativity (p.20).» Ainsi, la narrativité serait mieux exprimée par les récits complexes et foisonnants, tels Ulysses ou Naked Lunch. Mais qu’en serait-il alors des textes minimalistes, tel Le Dépeupleur de Samuel Beckett? Seraient-ils encore « moins » narratifs que les autres? Face à cette apparente contradiction des deux points de vue (celui de Prince et celui de Kermode), Sturgess tente de proposer une nouvelle définition du concept de la narrativité, une définition qui puisse englober tant les fresques modernistes complexes que les récits minimalistes, tant les œuvres axées purement sur la relation des faits que celles qui se préoccupent davantage de la psychologie.

Ainsi, selon Sturgess, la narrativité déterminerait non seulement la chronologie événementielle d’un récit donné (Sturgess est ici en accord avec Prince), mais également chaque interruption de cette même chronologie, chaque variation dans le mode de représentation de l’histoire (p.22). La narrativité réfère donc à la façon dont le récit s’articule, à la façon dont chaque progression crée un dilemme ou une crise dans le discours; elle agit à titre de « force constituante du récit » (p.27). Ainsi, tout récit possède sa propre forme de narrativité, sa propre force constituante. Selon Sturgess, il ne s’agit donc pas d’un modèle ou d’une structure, mais bien d’une impulsion, d’un mouvement qui rassemble et organise les différents événements du récit, qui « relie le disparate » (p.30). Cette définition place ainsi la narrativité au cœur même du récit, elle en fait l’élément de base de toute narration.

Le récit, quant à lui, est défini par Sturgess comme étant le lieu, le discours au sein duquel se déploie la narrativité. Il est constitué de deux histoires distinctes : l’histoire de la narrativité (donc celle qui est discernable lorsque l’on aborde le récit dans sa totalité, dans l’essence de son acte narratif), laquelle rehausse l’histoire racontée, la fable. Chaque récit, grâce au concept de logique de la narrativité (que nous explorerons plus loin), possède sa propre causalité, laquelle agit en marge de la causalité des événements du discours. Lire un récit, selon Sturgess, c’est lire à la fois la série, linéaire ou non, de ses événements et la logique narrative qui les détermine. On peut donc affirmer que le récit s’oriente simultanément vers deux buts distincts : celui de son sujet (de son histoire), et celui de sa propre narrativité.

Autre thème important : La logique de la narrativité

Bien qu’il soit intimement lié au concept de la narrativité – dont j’ai parlé plus haut – j’ai choisi de mettre à part cet aspect de l’étude de Sturgess, étant donné qu’il constitue l’élément clé de tout le système critique de l’auteur. La logique de la narrativité, dans ses principes fondamentaux, vise à identifier la qualité narratologique distinctive d’une œuvre. En ce sens, on ne doit pas la confondre avec la logique narrative, laquelle traite davantage de la cohérence et de la consistance du monde du texte. La logique de la narrativité se soucie de la manière avec laquelle le récit, dans sa globalité, atteint un sens ontologique, et elle nous rappelle du même coup le fait que, dans le récit, les propositions concernant le destin de l’homme sont constamment exprimées grâce à la manipulation de techniques narratives. On le voit, la logique de la narrativité est un concept extrêmement vaste, qui vise à rassembler sous un même toit le monde du texte, l’interprétation du récit ainsi que ses opérations narratives. C’est sans doute pour cette raison que Sturgess la définit comme un « all-encompassing narrative power (une puissance narrative qui englobe tout) (p.49). » Il faut également noter que cette puissance narrative trouve sa source, selon Sturgess, dans l’être biologique de l’auteur, étant donné que c’est ce dernier, au final qui exerce un contrôle sur le récit. Les théories de Barthes et de Derrida sur la mort de l’auteur sont donc mises de côté au profit de cette logique de la narrativité englobante, de ce concept centralisateur qui, apparemment, ne laisse rien au hasard. Cette logique propre à chacun des récits est-elle unique, ou bien existe-t-il plusieurs logiques pour un même récit? Ou plusieurs récits pour une même logique? Est-il vraiment possible de réussir à dresser la carte exhaustive des causalités d’une œuvre littéraire, de ses opérations narratives et du monde qu’elle représente, en passant par l’interprétation et la lecture?