Archives de l’auteur : Raphaëlle Guillois

Le sentiment un peu flou de sa propre déconnexion

Si bon nombre de personnages contemporains ont l’impression de ne plus prendre part au monde qui les entoure, rares sont ceux qui parviennent à exprimer clairement leur étrange sentiment de déconnexion qui, la plupart du temps, ne trouve d’ailleurs aucun fondement.

Dans son roman Dehors, Éric Laurent nous présente le personnage de Léon Brumaire, un homme de trente-trois ans au chômage, mis à la porte de chez lui. Dépourvu de toute intention quant à son avenir lointain ou immédiat, Léon tente néanmoins de trouver les bons mots pour décrire son état :

« Je ne sais pas c’est un peu flou comme impression un peu nouveau aussi mais il me semble que ces derniers temps ma vie tout entière est devenue sabbatique c’est comme si je m’étais mis en vacance du monde et le plus terrible c’est qu’il n’est pas un seul domaine qui ne soit peu ou prou touché par ce désinvestissement général » (p. 27).

« Vie sabbatique », « vacance du monde », « désinvestissement général » : trois expressions qui illustrent bien ce sentiment un peu flou de déconnexion.

Éric Laurent, Dehors, Paris, Minuit, 2000.

 

Se vivre soi comme une expérience

Dans Le culte de la collision (Éditions P.O.L, 2013), Christophe Carpentier nous présente un jeune intellectuel de dix-huit ans en quête de son idéal. Excédé par le dogmatisme de sa mère, il commet le matricide, découpe sa carte d’identité en morceaux et part tenter de survivre dans la nature. Confronté au monde extérieur, il cherche alors à connaître sa véritable identité : est-il réellement un assassin? Un second meurtre, effectué cette fois avec préméditation, barbarie et sang-froid, lui permettra de répondre à cette question.

Or, pour Tanguy Rouvet, qui devient Hadrien Hadray, qui devient Michael, cela reste insuffisant. Mettant sa vie en danger à plusieurs reprises en s’engouffrant volontairement dans les pires situations, celui-ci souhaite vivre chaque instant avec intensité, afin de découvrir ce qui se cache à l’intérieur de lui. Il s’abandonne ainsi au hasard du destin, laissant libre cours à ses pulsions et à ses envies. Actions, pensées, désirs, tout est passé au peigne fin : pour le personnage, une telle expérimentation de soi demande un laborieux travail d’autoréflexion. Ici, pas de place pour les sentiment; par le biais d’une distance introspective, tout est analysé à froid, tout devient follement rationnel, au grand étonnement du lecteur dont la logique est fortement mise à mal.

Justement, comme l’écrivent Anne Barrère et Danilo Martuccelli au sujet d’un corpus formé de personnages contemporains, « [l]es personnages sont d’infatigables analyseurs d’eux-mêmes, des autres, du monde. Par moment, il ne serait pas faux de dire qu’ils éprouvent moins le monde en direct, qu’ils ne le vivent au travers de leurs analyses postérieures. Ils sont en quelque sorte toujours en décalage, et ne vivent ou assument pleinement la vie que s’ils l’analysent et la décortiquent. » (Le roman comme laboratoire, Presses Universitaires du Septentrion, p. 83). Tel est le cas de cet adolescent qui, pour être cohérent avec lui-même, demeure complètement déconnecté du monde.

Faire un pas hors du monde

Les personnages des romans Le sermon aux poissons, de Patrice Lessard, et Espaces, d’Olivia Tapiero, cherchent un lieu à l’abri du monde. Habités d’un besoin irrationnel et inexplicable de se distancer d’eux-mêmes et de ce qu’ils vivent, ils s’éclipsent, laissent tout derrière eux, pour se retrouver dans des endroits étrangers où ils errent sans véritable but. Perdus dans le temps et l’espace, ils demeurent définitivement seuls. Ainsi, comme bien d’autres personnages des romans contemporains, ceux-ci semblent vouloir se protéger de quelque chose qu’ils ne peuvent même pas nommer en faisant « [un] pas hors du monde ». (Lessard, p.251).

 

 

L’oeuvre de Christian Oster à l’étude

Les romans de Christian Oster présentent des personnages à la fois drôles et imprévisibles qui, sans cesse, se déplacent et dérivent. Le 23 septembre prochain, Andre Bellatorre et Sylviane Saugues nous proposeront une lecture tout à fait prometteuse de cette oeuvre contemporaine :

« L’œuvre de Christian Oster occupe une place singulière dans le paysage du roman contemporain. Nous nous sommes essayés ici à rendre compte du caractère inattendu de cette entreprise romanesque. L’écriture d’Oster possède quelque chose de « déplacé » au sens où elle privilégie le déplacement sous toutes ses formes et invite le lecteur hors des sentiers battus. La fiction ostérienne explore, il est vrai, des territoires géographiques peu exotiques mais se caractérise par une étonnante et souvent hilarante étrangeté. Le romancier y met certains aspects majeurs de notre époque paradoxalement à distance par une approche microscopique des choses, un sens minutieux du détail. Son œuvre aventureuse tente le pari risqué d’un narrateur récurrent, toujours le même et tout à fait autre, qui témoigne, dans ses égarements mélancoliques et burlesques, de la difficulté d’être. Cette suite romanesque placée sous le signe de la surprise donne à voir, dans tous ses états, une écriture de l’imprévu tour à tour excentrique, précieuse et humoristique, qui ré-enchante le roman contemporain.»

Andre Bellatorre et Sylviane Saugues , L’aventure narrative. Lecture à deux voix des romans de Christian Oster, Paris, Hermann, 2013.

Épuiser le possible?

Dans son ouvrage intitulé Le dénouement, Lionel Ruffel évoque entre autres la figure de Bartleby pour traiter du personnage de roman contemporain. Selon l’auteur, Bartleby représente un pur exclu social, sans aucune volonté, mais dont la passivité est active. Sachant comment bon nombre de personnages préfèrent la potentialité de l’action à sa réalisation, la phrase suivante m’apparaît intéressante : « On en s’étonnera pas [que cette figure] entre en résonance avec une autres des figures deleuziennes, celle de ″l’épuisé″ qui, à la différence du fatigué, n’″épuise″ pas la réalisation mais le possible.»  Lionel Ruffel, Le dénouement, Paris, Verdier (Chaoïd), 2005, p. 94-95.