Archives de l’auteur : Sébastien Hogue

Hommes de paille, récits de paille

Du surréalisme aux récits de l’extrême contemporain, on constate qu’une relation d’une rare complexité s’est nouée entre la littérature et l’épineuse question de la vérité, du faux et de leur figuration. Il en a résulté un glissement progressif du réel vers son travestissement nourri d’un scepticisme face aux systèmes d’explication reposant sur l’idée de l’unicité du Vrai et de la Raison. Ce tournant relativiste est à l’origine d’un ensemble de phénomènes mobilisés par la littérature, qui peuvent se résumer par l’idée d’une méfiance du texte à l’égard de lui-même, substituant au réalisme du roman classique de nouvelles formes littéraires qui ébranlent le contrat de la représentation du monde. Ce qui conduit à **un effondrement de la mimesis** et à **un éclatement des instances narratives en une polyphonie qui trouble les frontières du sujet**, dont l’une des particularités consiste en la multiplication d’« hommes de paille » et de « récits de paille » afin de se prémunir contre toute éventualité fâcheuse entraînée par l’entreprise de raconter. Il nous paraît urgent aujourd’hui de réfléchir sur la transformation de ces pratiques narratives qui s’offrent comme des « mensonges délivrés de celui d’être vrai », comme disait Adorno.

Auteurs : Guillaume Asselin, Lambert Barthélémy, Françoise Dubor, Walter Geerts, Zhao Jia, Frédéric Marteau, Simon St-Onge, Dominique Soulès, Gabriel Tremblay-Gaudette et Anne Ullmo.

ASSELIN, Guillaume et Simon SAINT-ONGE (dir.), Hommes de paille, récits de paille. La dissimulation dans la littérature, Montréal, VLB Éditeur (Le Soi Et L’autre), 2013, 228 p.

Un fanatisme fusionnel

Dans Le Vent dans la bouche de Violaine Schwartz, la narratrice et protagoniste, madame Pervenche, préside une association de grabataires militant ardemment pour que soit réhabilitée Fréhel – une chanteuse française de l’entre-deux-guerres – dans la mémoire collective. Mais l’admiration qu’éprouve madame Pervenche pour Fréhel est telle qu’elle s’identifie complètement à la chanteuse décédée depuis plus d’un demi-siècle: 

Elle était rentrée dans ma tête, elle s’était faufilée à l’intérieur, la nuit pendant mon sommeil, comme un ver dans une pomme, ou un perce-oreille, ou une tumeur, ou un virus, ou la gale. Maintenant, je m’y suis habituée. Je ne lutte plus comme quand je tapais dans les murs, quand j’essayais […] de la faire taire […] . J’attends que ça passe, les yeux plantés dans mon rideau à guetter les couleurs du matin.

On s’en doute, les frontières entre les personnages de madame Pervenche et de Fréhel s’en trouvent passablement perturbées. En effet, tout au long du roman, la narratrice emploie la première personne du singulier autant pour parler d’elle-même que pour raconter en détail la vie de Fréhel qu’elle connaît par cœur; pour revivre, voire s’approprier cette existence si excitante en y insérant des bribes de la sienne, comme ici lorsqu’elle rappelle son rôle de présidente d’association au milieu d’un passage biographique consacré à Fréhel, au milieu d’un passage où madame Pervenche était Fréhel:

J’ai vingt ans, le Tout-Paris au creux de la main et Maurice Chevalier dans la peau. Toutes les nuits, je prends un nouvel amant pour le faire enrager. Le faire bander de rage. Pour m’en protéger. C’est moi qui commande. C’est moi la vedette. C’est moi la présidente. On boit comme des trous, on respire de l’éther, on regarde nos pensées se déployer à l’infini dans l’air confiné de la chambre.

Schwartz, Violaine, Le vent dans la bouche, Paris, POL, 2013.

Stephen King… postmoderne ?

Trouvaille inusitée cette semaine : l’écriture de l’auteur américain Stephen King serait, par certains aspects, postmoderne ! C’est à tout le moins ce qu’avance Clotilde Landais dans son ouvrage Stephen King as a Postmodern Author, paru en 2013:

Bien que les études portant sur Stephen King appartiennent traditionnellement au champ de la culture populaire, une partie de son oeuvre, comme The Dark Half et « Secret Window, Secret Garden », apporte un point de vue intéressant sur la fiction contemporaine. S’appuyant sur des méthodes employées en analyse littéraire et en interprétation textuelle, cet ouvrage propose une nouvelle lecture de l’oeuvre de King en l’abordant comme une réflexion littéraire sur l’identité artistique de l’écrivain et sur l’écriture, et en montrant que la description de l’horreur n’exclut pas nécessairement la métafiction. Cet ouvrage vise à servir d’introduction aux principales théories qui influencent la littérature américaine contemporaine, comme la narratologie, la psychanalyse, le postmodernisme et diverses théories de la fiction. (Traduction personnelle)

 

Clotilde Landais, Stephen King as a Postmodern Author, New York, Peter Lang (Modern American Literature: New Approaches), 2013.

 

Le personnage indifférent à la sauce François Blais ou comment envoyer promener Camus

« D’Érostrate aussi on pouvait dire qu’il n’était parmi nous que techniquement, qu’il traversait la vie avec un visa de tourisme. Dès les premières pages du Mythe de Sisyphe, Camus, qui ne rechigne pas devenir lourd lorsque son propos l’exige, pose le suicide comme étant le seul problème philosophique réellement important. Après avoir constaté l’absurdité du monde, l’Homme, nous dit Albert, est aux prises avec l’alternative suivante : ou bien il refuse ce monde qui n’a pas de sens (et donc se suicide) ou bien il demeure vivant et doit alors trouver la force de suppléer à ce vide en attribuant arbitrairement à l’existence un sens qui n’existe pas intrinsèquement. Mais pour son malheur, au contraire de « l’Homme » camusien, faisant son frais avec son H majuscule, Érostrate était, d’une part, dépourvu de la force morale nécessaire pour s’inventer un destin malgré l’absurdité du monde et, d’autre part, trop pissou pour se faire sauter le caisson. Pas assez niaiseux pour accepter le deal mais pas assez intense pour se crisser en bas du pont. Il vivait assis entre deux chaises, tel un aristocrate qui, invité à une fête populaire, fait acte de présence mais refuse de compromettre sa dignité en dansant la bourrée. Dans ses conditions, l’indifférence était tout ce qu’il pouvait s’offrir. La vie n’a pas de sens ? Big fucking deal ! »

François Blais, Iphigénie en haute-ville, Québec, L’instant même, 2006, p. 19.

Détachement, insouciance

Tristan Poque, personnage principal du roman Voyager léger de Julien Bouissoux (Éditions de l’Olivier, 2008) peine à comprendre le monde qui l’entoure et surtout les gens qu’il côtoie. Cela résulte chez lui en une certaine passivité, un certain détachement qui n’est pas sans rappeler les personnages de Jean-Philippe Toussaint et Christian Oster. Dans l’extrait qui suit, Tristan invite une collègue à aller prendre un café avec lui:

« – Mais où tu m’emmènes ?
– Bah: au café.
– J’avais compris que tu voulais qu’on aille à la machine à café.
J’ai examiné les options sur son visage.
– C’est bien meilleur quand c’est une vraie personne qui le fait. C’est dommage.
– Mais je bosse, moi. Qu’est-ce que tu crois ?
– Je ne crois rien. Je découvre les choses au fur et à mesure.» (p. 121-122)

Le personnage de Tristan donne l’impression d’éviter, peut-être par crainte d’éventuelles déceptions, de faire le moindre effort interprétatif. Le plus souvent, dans Voyager léger, il se laisse bercer par les événements sans se soucier de leurs conséquences sur lui ou sur les autres.

Les personnages de Toussaint

« Not surprizingly, Toussaint’s apathetic protagonists are often at pains to make the world signify, despite their cultural and scientific competence. Indeed, all the protagonists have the same sociocultural status in common: they are intellectuals, scholars, business-people, and writers, in other words, they think for a living. But their privileged position in society in general, and in the intellectual community in particular, seems inversely proportional to their ability to map out and understand their respective environments. »

« [These characters] are [also] alienated figures, hovering between presence and absence, unwilling or unable to physically affect the course of the narrative»

(Jean-Louis HippolyteFuzzy Fictions, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006, p. 48.)

On voit bien, ici, les problèmes interprétatifs et actionnels des personnages de Toussaint, emblématiques des personnages déconnectés : ils peinent à donner sens au monde et à influencer celui-ci et le récit.