Archives de catégorie : Brèves

Écouter le personnage

L’émission « Les nouvelles vagues », sur France Culture, a récemment proposé une série sur le personnage. Cinq entretiens donnant la parole à des créateurs à propos de leur/s personnage/s.

Un fanatisme fusionnel

Dans Le Vent dans la bouche de Violaine Schwartz, la narratrice et protagoniste, madame Pervenche, préside une association de grabataires militant ardemment pour que soit réhabilitée Fréhel – une chanteuse française de l’entre-deux-guerres – dans la mémoire collective. Mais l’admiration qu’éprouve madame Pervenche pour Fréhel est telle qu’elle s’identifie complètement à la chanteuse décédée depuis plus d’un demi-siècle: 

Elle était rentrée dans ma tête, elle s’était faufilée à l’intérieur, la nuit pendant mon sommeil, comme un ver dans une pomme, ou un perce-oreille, ou une tumeur, ou un virus, ou la gale. Maintenant, je m’y suis habituée. Je ne lutte plus comme quand je tapais dans les murs, quand j’essayais […] de la faire taire […] . J’attends que ça passe, les yeux plantés dans mon rideau à guetter les couleurs du matin.

On s’en doute, les frontières entre les personnages de madame Pervenche et de Fréhel s’en trouvent passablement perturbées. En effet, tout au long du roman, la narratrice emploie la première personne du singulier autant pour parler d’elle-même que pour raconter en détail la vie de Fréhel qu’elle connaît par cœur; pour revivre, voire s’approprier cette existence si excitante en y insérant des bribes de la sienne, comme ici lorsqu’elle rappelle son rôle de présidente d’association au milieu d’un passage biographique consacré à Fréhel, au milieu d’un passage où madame Pervenche était Fréhel:

J’ai vingt ans, le Tout-Paris au creux de la main et Maurice Chevalier dans la peau. Toutes les nuits, je prends un nouvel amant pour le faire enrager. Le faire bander de rage. Pour m’en protéger. C’est moi qui commande. C’est moi la vedette. C’est moi la présidente. On boit comme des trous, on respire de l’éther, on regarde nos pensées se déployer à l’infini dans l’air confiné de la chambre.

Schwartz, Violaine, Le vent dans la bouche, Paris, POL, 2013.

Quelques exemples de rupture du personnage romanesque

Le roman Vies potentielles de Camille de Toledo ressemble à un collage de plusieurs courtes histoires de quelques pages, mettant en scène une multitude de personnages. Bien qu’ils ne soient pas très développés, certains de ces personnages présentent des caractéristiques et des agirs pertinents pour illustrer deux types de rupture : actionnelle et interprétative.

La rupture actionnelle des personnages contemporains est liée à un problème d’intention ou à l’absence d’intrigue narrative. Un bon exemple de ce type de rupture est le garçon qui répond sans cesse je pourrais, dans le chapitre « Ses doigts, surtout le pouce » (p. 175 à 177) dans Vies potentielles. Ce personnage n’agit pas, il ne répond ni oui, ni non, ni peut-être. Il répond je pourrais :

« C’est la réplique qu’il oppose au monde. Il se tient, le lâche, comme une larve dans sa coquille, content de sentir en lui toute la puissance des vies qu’il se refuse à suivre. Il ne fait rien ou si peu, mais il se sent capable de tant de choses miraculeuses! » (p. 175)

Ce garçon a trouvé dans cette réplique le moyen de faire en sorte que sa vie ne cause ni de bien ni de mal au monde.

« Je ne serai jamais rien, mon père, je ne serai jamais rien, car je veux pouvoir être, dit le garçon. N’être rien que ce pouvoir être infiniment repoussé. » (p. 177)

La rupture interprétative, elle, découle d’une difficulté manifeste du personnage à donner un sens au monde qui l’entoure. Le personnage de Mathilde, que l’on retrouve dans les paragraphes « Des voix lointaines, étrangères » (p.154 à 156) et « À la clinique Saint-Sébastien, une tête » (P. 243 à 245), représente un exemple intéressant de rupture interprétative :

« Son imagination ne cessait de se ramifier, de s’épanouir. Comme de la vigne ou du chiendent, elle recouvrait chaque chose, y prenait appui et se lançait plus loin, sans qu’on parvienne jamais à en identifier la source, sans qu’on pût jamais en couper la racine. Certains jours, il arrivait qu’elle n’entre plus en contact avec ce que les autres enfants de son âge, habituellement, perçoivent comme le MONDE. » (p. 154)

L’imagination de la jeune fille la coupe complètement des autres. Elle perçoit tout ce qui l’entoure différemment, la table est une créature, l’ascenseur de l’appartement est un escalier menant à un donjon. Son cerveau veut sans cesse la divertir en modifiant son interprétation de monde de manière à en créer un nouveau. Plus rien du monde extérieur n’atteint l’esprit de Mathilde :

« Ils [ses parents] cherchaient à l’arracher à son rêve, mais chaque fois, elle les regardait avec un même air d’étrangeté, comme si leurs voix n’avaient produit en elle que des interférences. Où es-tu, Mathilde? C’est la question qu’ils lui posaient sans cesse, mais leur fille ne leur répondait pas. » (p. 156)

Camille de Toledo, Vies potentielles, Paris, Éditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe siècle), 2011, 314 p.

Personnage à identité multiple

Antoine Bréa nous offre, dans son œuvre Méduse, un cas particulier de personnage problématique. En effet, ce personnage, qui tient également le rôle de narrateur, possède une identité multiple qui se modifie au cours du texte : il est à la fois un homme amoureux, un drogué violent, un malade atteint du sida, un artiste, un meurtrier, un violeur, un pédophile et, finalement, un schizophrène.

Son rapport au temps est également complexe : « C’était il y a longtemps très longtemps, hier ou avant-hier. C’était vers le début, il y a plusieurs années […] c’était il y a trois ou quatre mois, quelques heures, je ne me rappelle plus bien. » (p. 29) Le personnage mentionne quelques fois sa mémoire défectueuse et il raconte souvent deux fois la même action, de manières différentes. À quelques reprises, il avoue que ce qu’il vient de dire n’est carrément pas vrai.

Il s’agit donc d’un narrateur contradictoire, indécis et incapable de démêler ses histoires et ses sentiments. Ses récits et son rôle deviennent ainsi très problématiques et la fiabilité de son discours s’érode.

Se vivre soi comme une expérience

Dans Le culte de la collision (Éditions P.O.L, 2013), Christophe Carpentier nous présente un jeune intellectuel de dix-huit ans en quête de son idéal. Excédé par le dogmatisme de sa mère, il commet le matricide, découpe sa carte d’identité en morceaux et part tenter de survivre dans la nature. Confronté au monde extérieur, il cherche alors à connaître sa véritable identité : est-il réellement un assassin? Un second meurtre, effectué cette fois avec préméditation, barbarie et sang-froid, lui permettra de répondre à cette question.

Or, pour Tanguy Rouvet, qui devient Hadrien Hadray, qui devient Michael, cela reste insuffisant. Mettant sa vie en danger à plusieurs reprises en s’engouffrant volontairement dans les pires situations, celui-ci souhaite vivre chaque instant avec intensité, afin de découvrir ce qui se cache à l’intérieur de lui. Il s’abandonne ainsi au hasard du destin, laissant libre cours à ses pulsions et à ses envies. Actions, pensées, désirs, tout est passé au peigne fin : pour le personnage, une telle expérimentation de soi demande un laborieux travail d’autoréflexion. Ici, pas de place pour les sentiment; par le biais d’une distance introspective, tout est analysé à froid, tout devient follement rationnel, au grand étonnement du lecteur dont la logique est fortement mise à mal.

Justement, comme l’écrivent Anne Barrère et Danilo Martuccelli au sujet d’un corpus formé de personnages contemporains, « [l]es personnages sont d’infatigables analyseurs d’eux-mêmes, des autres, du monde. Par moment, il ne serait pas faux de dire qu’ils éprouvent moins le monde en direct, qu’ils ne le vivent au travers de leurs analyses postérieures. Ils sont en quelque sorte toujours en décalage, et ne vivent ou assument pleinement la vie que s’ils l’analysent et la décortiquent. » (Le roman comme laboratoire, Presses Universitaires du Septentrion, p. 83). Tel est le cas de cet adolescent qui, pour être cohérent avec lui-même, demeure complètement déconnecté du monde.

Faire un pas hors du monde

Les personnages des romans Le sermon aux poissons, de Patrice Lessard, et Espaces, d’Olivia Tapiero, cherchent un lieu à l’abri du monde. Habités d’un besoin irrationnel et inexplicable de se distancer d’eux-mêmes et de ce qu’ils vivent, ils s’éclipsent, laissent tout derrière eux, pour se retrouver dans des endroits étrangers où ils errent sans véritable but. Perdus dans le temps et l’espace, ils demeurent définitivement seuls. Ainsi, comme bien d’autres personnages des romans contemporains, ceux-ci semblent vouloir se protéger de quelque chose qu’ils ne peuvent même pas nommer en faisant « [un] pas hors du monde ». (Lessard, p.251).

 

 

L’oeuvre de Christian Oster à l’étude

Les romans de Christian Oster présentent des personnages à la fois drôles et imprévisibles qui, sans cesse, se déplacent et dérivent. Le 23 septembre prochain, Andre Bellatorre et Sylviane Saugues nous proposeront une lecture tout à fait prometteuse de cette oeuvre contemporaine :

« L’œuvre de Christian Oster occupe une place singulière dans le paysage du roman contemporain. Nous nous sommes essayés ici à rendre compte du caractère inattendu de cette entreprise romanesque. L’écriture d’Oster possède quelque chose de « déplacé » au sens où elle privilégie le déplacement sous toutes ses formes et invite le lecteur hors des sentiers battus. La fiction ostérienne explore, il est vrai, des territoires géographiques peu exotiques mais se caractérise par une étonnante et souvent hilarante étrangeté. Le romancier y met certains aspects majeurs de notre époque paradoxalement à distance par une approche microscopique des choses, un sens minutieux du détail. Son œuvre aventureuse tente le pari risqué d’un narrateur récurrent, toujours le même et tout à fait autre, qui témoigne, dans ses égarements mélancoliques et burlesques, de la difficulté d’être. Cette suite romanesque placée sous le signe de la surprise donne à voir, dans tous ses états, une écriture de l’imprévu tour à tour excentrique, précieuse et humoristique, qui ré-enchante le roman contemporain.»

Andre Bellatorre et Sylviane Saugues , L’aventure narrative. Lecture à deux voix des romans de Christian Oster, Paris, Hermann, 2013.

Le personnage indifférent à la sauce François Blais ou comment envoyer promener Camus

« D’Érostrate aussi on pouvait dire qu’il n’était parmi nous que techniquement, qu’il traversait la vie avec un visa de tourisme. Dès les premières pages du Mythe de Sisyphe, Camus, qui ne rechigne pas devenir lourd lorsque son propos l’exige, pose le suicide comme étant le seul problème philosophique réellement important. Après avoir constaté l’absurdité du monde, l’Homme, nous dit Albert, est aux prises avec l’alternative suivante : ou bien il refuse ce monde qui n’a pas de sens (et donc se suicide) ou bien il demeure vivant et doit alors trouver la force de suppléer à ce vide en attribuant arbitrairement à l’existence un sens qui n’existe pas intrinsèquement. Mais pour son malheur, au contraire de « l’Homme » camusien, faisant son frais avec son H majuscule, Érostrate était, d’une part, dépourvu de la force morale nécessaire pour s’inventer un destin malgré l’absurdité du monde et, d’autre part, trop pissou pour se faire sauter le caisson. Pas assez niaiseux pour accepter le deal mais pas assez intense pour se crisser en bas du pont. Il vivait assis entre deux chaises, tel un aristocrate qui, invité à une fête populaire, fait acte de présence mais refuse de compromettre sa dignité en dansant la bourrée. Dans ses conditions, l’indifférence était tout ce qu’il pouvait s’offrir. La vie n’a pas de sens ? Big fucking deal ! »

François Blais, Iphigénie en haute-ville, Québec, L’instant même, 2006, p. 19.

Les amis imaginaires

« Aux grands lecteurs les personnages des romans deviennent plus réels que les personnes de la vie. Ils pensent souvent à eux, leur rendent visite dans les livres, ils les aiment beaucoup, ils leur manquent souvent, les agacent parfois, enfin, des amis, quoi. » Charles Dantzig, Pourquoi lire ? Grasset, Le livre de poche, 2011, p. 93.

Velléitaires? Nous?

Difficile de remettre en question la passivité du personnage romanesque contemporain quand on lit ce que Tess et Jude, les protagonistes du roman Document 1, de François Blais (L’instant même, 2012), disent d’eux-mêmes :

« Pas notre spécialité ça, les moves. Ma sœur dit que si le mot « velléitaire » n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer spécialement pour nous. Mais elle a tort, d’ailleurs elle dit ça juste pour faire shiner un des seuls grands mots qu’elle connaît. Velléitaire, ça veut dire que tu as l’intention de faire quelque chose, mais que tu branles dans le manche; eh bien je peux te jurer qu’on n’a jamais eu la moindre velléité. » (p. 37)

Un extrait qui se suffit à lui-même.