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Quelques exemples de rupture du personnage romanesque

Le roman Vies potentielles de Camille de Toledo ressemble à un collage de plusieurs courtes histoires de quelques pages, mettant en scène une multitude de personnages. Bien qu’ils ne soient pas très développés, certains de ces personnages présentent des caractéristiques et des agirs pertinents pour illustrer deux types de rupture : actionnelle et interprétative.

La rupture actionnelle des personnages contemporains est liée à un problème d’intention ou à l’absence d’intrigue narrative. Un bon exemple de ce type de rupture est le garçon qui répond sans cesse je pourrais, dans le chapitre « Ses doigts, surtout le pouce » (p. 175 à 177) dans Vies potentielles. Ce personnage n’agit pas, il ne répond ni oui, ni non, ni peut-être. Il répond je pourrais :

« C’est la réplique qu’il oppose au monde. Il se tient, le lâche, comme une larve dans sa coquille, content de sentir en lui toute la puissance des vies qu’il se refuse à suivre. Il ne fait rien ou si peu, mais il se sent capable de tant de choses miraculeuses! » (p. 175)

Ce garçon a trouvé dans cette réplique le moyen de faire en sorte que sa vie ne cause ni de bien ni de mal au monde.

« Je ne serai jamais rien, mon père, je ne serai jamais rien, car je veux pouvoir être, dit le garçon. N’être rien que ce pouvoir être infiniment repoussé. » (p. 177)

La rupture interprétative, elle, découle d’une difficulté manifeste du personnage à donner un sens au monde qui l’entoure. Le personnage de Mathilde, que l’on retrouve dans les paragraphes « Des voix lointaines, étrangères » (p.154 à 156) et « À la clinique Saint-Sébastien, une tête » (P. 243 à 245), représente un exemple intéressant de rupture interprétative :

« Son imagination ne cessait de se ramifier, de s’épanouir. Comme de la vigne ou du chiendent, elle recouvrait chaque chose, y prenait appui et se lançait plus loin, sans qu’on parvienne jamais à en identifier la source, sans qu’on pût jamais en couper la racine. Certains jours, il arrivait qu’elle n’entre plus en contact avec ce que les autres enfants de son âge, habituellement, perçoivent comme le MONDE. » (p. 154)

L’imagination de la jeune fille la coupe complètement des autres. Elle perçoit tout ce qui l’entoure différemment, la table est une créature, l’ascenseur de l’appartement est un escalier menant à un donjon. Son cerveau veut sans cesse la divertir en modifiant son interprétation de monde de manière à en créer un nouveau. Plus rien du monde extérieur n’atteint l’esprit de Mathilde :

« Ils [ses parents] cherchaient à l’arracher à son rêve, mais chaque fois, elle les regardait avec un même air d’étrangeté, comme si leurs voix n’avaient produit en elle que des interférences. Où es-tu, Mathilde? C’est la question qu’ils lui posaient sans cesse, mais leur fille ne leur répondait pas. » (p. 156)

Camille de Toledo, Vies potentielles, Paris, Éditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe siècle), 2011, 314 p.

Le personnage indifférent à la sauce François Blais ou comment envoyer promener Camus

« D’Érostrate aussi on pouvait dire qu’il n’était parmi nous que techniquement, qu’il traversait la vie avec un visa de tourisme. Dès les premières pages du Mythe de Sisyphe, Camus, qui ne rechigne pas devenir lourd lorsque son propos l’exige, pose le suicide comme étant le seul problème philosophique réellement important. Après avoir constaté l’absurdité du monde, l’Homme, nous dit Albert, est aux prises avec l’alternative suivante : ou bien il refuse ce monde qui n’a pas de sens (et donc se suicide) ou bien il demeure vivant et doit alors trouver la force de suppléer à ce vide en attribuant arbitrairement à l’existence un sens qui n’existe pas intrinsèquement. Mais pour son malheur, au contraire de « l’Homme » camusien, faisant son frais avec son H majuscule, Érostrate était, d’une part, dépourvu de la force morale nécessaire pour s’inventer un destin malgré l’absurdité du monde et, d’autre part, trop pissou pour se faire sauter le caisson. Pas assez niaiseux pour accepter le deal mais pas assez intense pour se crisser en bas du pont. Il vivait assis entre deux chaises, tel un aristocrate qui, invité à une fête populaire, fait acte de présence mais refuse de compromettre sa dignité en dansant la bourrée. Dans ses conditions, l’indifférence était tout ce qu’il pouvait s’offrir. La vie n’a pas de sens ? Big fucking deal ! »

François Blais, Iphigénie en haute-ville, Québec, L’instant même, 2006, p. 19.

Personnage peu marquant, lecteur peu marqué

« L’homme cultivé moyen peut citer plus de philosophes français vivants que de romanciers. Il est également capable de se rappeler un ou deux concepts aux noms compliqués — la déterritorialisation, le Panoptique, le Pli — mais il est incapable de citer le nom d’un seul personnage de roman français contemporain. » Aurélien Bellanger, La Théorie de l’information, Paris, Gallimard, 2012, p. 407-408.

Constat sévère sur la lecture, ou plutôt l’absence de lecture, des romans. Proposons une autre hypothèse : et si la difficulté de citer le nom d’un protagoniste était liée à la configuration des oeuvres contemporaines, qui mettent en scène des personnages inactifs, déconnectés, ordinaires voire effacés ?

L’avatar salvateur

« Il n’avait pas de vie sentimentale parce qu’il était timide et c’est seulement devant l’écran, en devenant son avatar qu’il se débarrassait de sa timidité. Quand il éteignait son ordinateur, la timidité reprenait le dessus et c’était la raison pour laquelle il était constamment connecté. Sa vie réelle se déroulait dans le monde virtuel, éteindre son ordinateur équivalait à éteindre sa vie et qui pourrait faire ça, éteindre sa vie ? », Pia Peterson, Le Chien de Don Quichotte, Paris, éditions La Branche, 2012, p. 48.

« si ce n’était pas trop me demander »

On constate aisément l’agir problématique du personnage contemporain; même une action plaisante et peu engageante, imaginer, demeure pénible :

« je regardais tout cela distraitement, imaginant une de ces joueuses nue sous son maillot à bretelles, un peu passivement, sans vrai effort d’investigation, sans chercher à connaître (…) la nudité réelle de cette jeune femme, ni même, au prix d’un effort pourtant minime, de fermer les yeux un instant et de bien vouloir me donner la peine, si ce n’était pas trop me demander, de l’imaginer nue et en sueur sur le terrain. Or, c’est pourtant comme ça qu’il faudrait regarder activement la télévision : les yeux fermés. » Jean-Philippe Toussaint, La Télévision, éd. de Minuit, 2001, p. 162.

La littérature contemporaine et le postmodernisme

Marc Gontard, professeur à l’Université Rennes 2, vient de publier un essai sur la littérature contemporaine intitulé Écrire la crise. L’Esthétique postmoderne. L’approche de Gontard est intéressante : il envisage moins la représentation de la crise que les manières de la raconter. Il consacre un chapitre au sujet/personnage qui, en témoignent les sous-titres, est on ne peut plus déconnecté : le sujet en Crise; L’altérité à soi; Le corps discontinu.

Les personnages de Toussaint

« Not surprizingly, Toussaint’s apathetic protagonists are often at pains to make the world signify, despite their cultural and scientific competence. Indeed, all the protagonists have the same sociocultural status in common: they are intellectuals, scholars, business-people, and writers, in other words, they think for a living. But their privileged position in society in general, and in the intellectual community in particular, seems inversely proportional to their ability to map out and understand their respective environments. »

« [These characters] are [also] alienated figures, hovering between presence and absence, unwilling or unable to physically affect the course of the narrative»

(Jean-Louis HippolyteFuzzy Fictions, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006, p. 48.)

On voit bien, ici, les problèmes interprétatifs et actionnels des personnages de Toussaint, emblématiques des personnages déconnectés : ils peinent à donner sens au monde et à influencer celui-ci et le récit.