Personnage peu marquant, lecteur peu marqué

« L’homme cultivé moyen peut citer plus de philosophes français vivants que de romanciers. Il est également capable de se rappeler un ou deux concepts aux noms compliqués — la déterritorialisation, le Panoptique, le Pli — mais il est incapable de citer le nom d’un seul personnage de roman français contemporain. » Aurélien Bellanger, La Théorie de l’information, Paris, Gallimard, 2012, p. 407-408.

Constat sévère sur la lecture, ou plutôt l’absence de lecture, des romans. Proposons une autre hypothèse : et si la difficulté de citer le nom d’un protagoniste était liée à la configuration des oeuvres contemporaines, qui mettent en scène des personnages inactifs, déconnectés, ordinaires voire effacés ?

Nouvel essai sur les personnages

Le centre de recherche sur les médiations (CREM) de l’Université de Lorraine vient tout juste de publier l’étude de Vincent Vercelle, Faire dire, pour décrire. Caractérisation langagière des personnages et poétique du récit dans la littérature comique et satirique (XVIIe et XVIIIe siècle).

L’auteur prend soin de préciser qu’il envisage la caractérisation comme procédant non pas des intentions esthétiques singulières d’un auteur, mais d’une poétique du récit; en d’autres termes, il s’agit d’un mécanisme du texte narratif, dont certaines constantes peuvent être décrites.

Instabilité du lieu dans la fiction narrative contemporaine

Tel est le titre du dernier opus de la revue temps zéro.

Les articles réunis dans ce dossier, dirigé par Élisabeth Nardout-Lafarge et Francis Langevin, posent la question du lieu à des textes contemporains, français et québécois. Il s’agit à la fois de repérer les procédés qui construisent et dynamisent le lieu fictif pour faire apparaître les dispositifs narratifs qui en résultent, et d’interroger, à partir d’ensembles plus vastes, la construction notionnelle du lieu et ses effets axiologiques et idéologiques.

L’avatar salvateur

« Il n’avait pas de vie sentimentale parce qu’il était timide et c’est seulement devant l’écran, en devenant son avatar qu’il se débarrassait de sa timidité. Quand il éteignait son ordinateur, la timidité reprenait le dessus et c’était la raison pour laquelle il était constamment connecté. Sa vie réelle se déroulait dans le monde virtuel, éteindre son ordinateur équivalait à éteindre sa vie et qui pourrait faire ça, éteindre sa vie ? », Pia Peterson, Le Chien de Don Quichotte, Paris, éditions La Branche, 2012, p. 48.

« si ce n’était pas trop me demander »

On constate aisément l’agir problématique du personnage contemporain; même une action plaisante et peu engageante, imaginer, demeure pénible :

« je regardais tout cela distraitement, imaginant une de ces joueuses nue sous son maillot à bretelles, un peu passivement, sans vrai effort d’investigation, sans chercher à connaître (…) la nudité réelle de cette jeune femme, ni même, au prix d’un effort pourtant minime, de fermer les yeux un instant et de bien vouloir me donner la peine, si ce n’était pas trop me demander, de l’imaginer nue et en sueur sur le terrain. Or, c’est pourtant comme ça qu’il faudrait regarder activement la télévision : les yeux fermés. » Jean-Philippe Toussaint, La Télévision, éd. de Minuit, 2001, p. 162.

Épuiser le possible?

Dans son ouvrage intitulé Le dénouement, Lionel Ruffel évoque entre autres la figure de Bartleby pour traiter du personnage de roman contemporain. Selon l’auteur, Bartleby représente un pur exclu social, sans aucune volonté, mais dont la passivité est active. Sachant comment bon nombre de personnages préfèrent la potentialité de l’action à sa réalisation, la phrase suivante m’apparaît intéressante : « On en s’étonnera pas [que cette figure] entre en résonance avec une autres des figures deleuziennes, celle de ″l’épuisé″ qui, à la différence du fatigué, n’″épuise″ pas la réalisation mais le possible.»  Lionel Ruffel, Le dénouement, Paris, Verdier (Chaoïd), 2005, p. 94-95.

La littérature contemporaine et le postmodernisme

Marc Gontard, professeur à l’Université Rennes 2, vient de publier un essai sur la littérature contemporaine intitulé Écrire la crise. L’Esthétique postmoderne. L’approche de Gontard est intéressante : il envisage moins la représentation de la crise que les manières de la raconter. Il consacre un chapitre au sujet/personnage qui, en témoignent les sous-titres, est on ne peut plus déconnecté : le sujet en Crise; L’altérité à soi; Le corps discontinu.

Vous identifiez-vous au héros du roman que vous lisez ?

Dans sa chronique du Huffington Post, Evan Gottlieb discute du besoin ressenti par les lecteurs de pouvoir s’identifier au héros romanesque. Il rappelle avec justesse qu’il s’agit d’une possibilité du roman moderne :

our seemingly spontaneous desire to identify with fictional protagonists is actually a relatively new phenomenon. Prior to the 18th century, most authors in the Western tradition didn’t worry too much about whether their characters’ motivations seemed realistic to readers; their conceptions of character were largely static or symbolic, and their protagonists were exemplary or humorous as a result. The very idea of a « round » character, with a recognizably « deep » psychology, was primarily an early-19th century invention.

Après avoir envisagé la transition ménagée par les romans de Defoe et de Shelley, il revient à la relation que l’on établit avec le personnage et, par là, convoque l’idée de vraisemblance, de façon à montrer qu’il s’agit de la condition minimale — et nécessaire — pour l’adhésion :

And so we return to the question of whether fictional protagonists need to be relatable in order for readers to enjoy ourselves. If relatable merely means likable, then I think the answer is no: many classic fictional heroes and heroines, including Catherine Earnshaw in Emily Bronte’s Wuthering Heights and Rodion Raskolnikov in Fyodor Dostoevsky’s Crime and Punishment, are not particularly likable. But if we expand our definition of « relatable » to mean psychologically plausible, then I think the answer is yes. We may not always like, or even approve of, fictional protagonists like selfish Catherine and obsessive Raskolnikov. But I think we have much to gain from learning to recognize reflections of ourselves in them, even — or perhaps especially — when we want to deny any resemblances. There are, of course, many other good reasons to read literature: for entertainment, for instruction, for inspiration. But from the 18th century onward, novels have shown themselves to be remarkably effective, durable technologies for encouraging us to extend our understanding to others, no matter how different or unlikable they might initially appear.

Les personnages de Toussaint

« Not surprizingly, Toussaint’s apathetic protagonists are often at pains to make the world signify, despite their cultural and scientific competence. Indeed, all the protagonists have the same sociocultural status in common: they are intellectuals, scholars, business-people, and writers, in other words, they think for a living. But their privileged position in society in general, and in the intellectual community in particular, seems inversely proportional to their ability to map out and understand their respective environments. »

« [These characters] are [also] alienated figures, hovering between presence and absence, unwilling or unable to physically affect the course of the narrative»

(Jean-Louis HippolyteFuzzy Fictions, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006, p. 48.)

On voit bien, ici, les problèmes interprétatifs et actionnels des personnages de Toussaint, emblématiques des personnages déconnectés : ils peinent à donner sens au monde et à influencer celui-ci et le récit.