Marie-Pascale Huglo, Le sens du récit. Pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion (Perspectives), 2007.
Objet de la démonstration
Prenant appui sur un corpus d’oeuvres récentes dans lesquelles le geste d’écriture et de lecture se dit (explicitement mais plus souvent implicitement) et se voit investi d’une force structurante décisive, Huglo s’emploie à montrer quels sont les modes discursifs et perceptifs à l’oeuvre dans le récit contemporain et qui témoignent des façons de raconter aujourd’hui. En deçà des thématiques et des représentations, en deçà des structures formelles et des jeux d’intertextualité, elle s’intéresse donc aux enjeux esthétiques et stylistiques du récit, lesquels sont inséparables d’une sensibilité, d’un imaginaire et d’une mémoire éprouvés dans la langue par le lecteur – cette sensibilité, cette mémoire, cet imaginaire et cette langue que Huglo situe au coeur de ses préoccupations de façon à saisir, dans une perspective lecturale, le « sens du récit ». Ce sens, qui débouche sur la capacité de comprendre et de penser un monde, transite à la fois par « la saisie de la fable comme objet, la mise en oeuvre d’un sens et son nouage sensible » (p. 13).
Définitions pour récit / narrativité / autres termes centraux
On le remarque déjà au titre de l’ouvrage : Huglo n’établit pas de distinction entre « récit » et « narrativité », ce terme étant même plutôt absent du discours, si ce n’est pour parler de la « narrativité du récit ». Elle ne donne pas davantage de définition claire du récit. Elle refuse de le considérer depuis une perspective structuraliste, c’est-à-dire en termes de « découpe d’événements ». Elle entend plutôt l’aborder « comme un mélange hétérogène tout en cherchant à mettre le doigt sur son identité narrative « (p. 33). Formule certes un peu vague qui trouve toutefois à se préciser dans la définition du « sens du récit » : à la fois « la saisie de la fable comme objet, la mise en oeuvre d’un sens et son nouage sensible » (p. 13). Cela dit, le parcours de la narrativité contemporaine qu’elle propose met l’accent sur les déplacements et les transformations sensibles opérés sur l’horizon d’attente du récit, au regard, surtout, de la conception narratologique de Genette (Discours du récit). Elle reprend donc l’opposition entre histoire (le monde raconté) et narration (l’énonciation de cette histoire), entre récit (relation d’une histoire) et discours (prise en charge de cette relation), de même que le concept de voix narrative, par laquelle transite le « frayage sensible du sens » (p. 18) du récit.
Fonctions attribuées au récit
Les études de cas montrent que la fonction cardinale du récit n’est pas (plus) respectée, que ce soit par une fin évacuée ou par un procès narratif lâche, (apparemment) aléatoire, empêché, retardé. La logique narrative fait généralement défaut. La cohérence du récit se réalise ainsi sur d’autres plans par la médiation de la voix, « fil conducteur à partir duquel se profilent sens et sensibilité d’une écriture et d’un récit sans en épuiser les possibles « (p. 125). Le récit répond à d’autres fonctions, notamment esthétique : une esthétique ici du visible (photo, cinéma), là de la rumeur, pourra expliquer les ratés de la logique narrative et, donc, rendre l’ensemble autrement cohérent. Selon l’auteure, les modalités intermédiales du récit affectent sa narrativité. Il en résulte des tensions nouvelles, entre l’ordre du récit (agencement chronologique des faits) et l’ordre audio-visuel, qui ne nécessite pas une vectorialisation narrative (l’entreprise de la chercheure consiste précisément à observer ces inflexions nouvelles, problématiques mais créatrices de sens).
Huglo met également l’accent sur la fonction sensible du récit, par où transite le sens de celui-ci et qui « permet de penser sensiblement le monde, de le penser dans la langue et dans les mémoires qu’elle réveille et machine, d’en faire apparaître, par déplacement, les coutures sensibles » (p. 39).
Enfin, au-delà du texte, le récit semble assumer une fonction cognitive, voire pragmatique, par cette idée de récit qui invente des histoires permettant de comprendre un monde et d’enrichir nos expériences de vie pour, éventuellement, les léguer à d’autres : « L’ensemble des récits constitue un immense répertoire transformateur d’expériences, de postures, de modes de savoir et d’apparaître qui composent, confortent, et parfois modifient nos représentations du monde, mais qui toujours remettent en jeu le sens dans la mobilisation narrative même (p. 39).
Liens avec la fiction
La posture de Huglo est résolument narrative, pas tant en vertu d’une prédominance du discours narratif sur la fiction que parce que celle-ci est peu concernée par les visées théoriques. On relève néanmoins quelques échappées du côté des liens entre narration et fiction. Une investigation fictionnelle est certes menée dans certaines études de cas où il y a travail de sape de l’illusion référentielle (travail qui n’invalide pas pour autant la représentation, selon Huglo) ; de Sarraute, entre autres, l’auteure dira qu’ « elle renverse l’ordre convenu qui voudrait que les mots servent à relater des histoires (à fabriquer des fictions) en montrant que les histoires couvent dans les mots « (p. 174). Cependant, il ne se dessine pas une véritable réflexion sur les liens entre récit et fiction. Tout au plus Huglo précise-t-elle qu’il revient à la voix narrative d’assurer ces liens, et ce, « en vertu de sa résonance, soit un “pli” discursif capable de conjuguer portée imaginaire et intensité de parole dans l’instant, à conjoindre représentation et présence, médiation et immédiateté dans une même tension » (p. 66).
Approches du récit
Huglo se trouve à conjuguer plusieurs approches théoriques du récit, lesquelles s’inscrivent toutefois dans la perspective générale d’une esthétique du récit, saisie d’un point de vue lectural. Suivant cette posture d’ensemble, l’auteure privilégie une approche narratologique du récit (Genette), mais elle met l’accent sur les marques de la subjectivité de la voix narrative (tons, sonorités, rythmes, registres, modes d’enchaînements et d’énonciations, métaphores…), à la suite des travaux de Jean Kaempfer et Filippo Zanghi.
Ce choix délimite l’aventure théorique de Huglo, et ce, sur plusieurs plans. D’abord, cet intérêt pour la voix narrative dénote l’importance de premier ordre accordée à l’événement du récit dans la langue, et non, comme le conçoit Ricoeur (Temps et Récit 1), dans le monde. Ensuite, si elle se concentre sur la subjectivité de la voix narrative, elle se garde bien toutefois de mener une analyse subjective ou pathémique, laquelle réduit la dimension sensible du récit à une simple question d’émotion. L’esthétique du récit, telle qu’elle l’envisage, ne dénigre pas l’émotion, mais elle entend celle-ci comme « une construction [formelle, langagière, perceptive et mémorielle dont il s’agit de saisir le procès], comme une fabrique indissociable d’une écriture, d’un dispositif narratif, d’une mémoire et d’images mentales issues de l’expérience sensible du monde, de ses perceptions et de ses imaginaires » (p. 12). Par là même, Huglo prend ses distances avec le structuralisme, qui objectivise le récit en le considérant comme une « découpe d’événements » et en faisant abstraction de sa « tournure » singulière – c’est-à-dire sensible.
Par ailleurs, afin de saisir l’hétérogénéité énonciative constitutive de l’identité narrative moderne et contemporaine, l’auteure procède à une analyse du discours du récit d’inspiration bakhtinienne, en convoquant les notions de polyphonie, d’interpénétration et d’interaction des genres discursifs. Finalement, l’attention qu’elle porte aux récits contemporains la conduit à adopter une approche intermédiale ; elle observe ainsi l’interpénétration et l’interaction de différents « modes d’apparaître » (cinéma, photographie, Web, rumeur, mythe…) présents dans ces récits.