Goldmann

GOLDMANN Lucien, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964.

L’ouvrage de Goldmann contient quatre parties, qui n’ont pas été écrites en vue d’une publication conjointe. Goldmann précise qu’il s’agit des résultats d’une recherche en cours, axée essentiellement sur les problèmes de sociologie de la forme romanesque. La première section, « Introduction aux problèmes d’une sociologie du roman », formule une hypothèse générale sur la corrélation entre l’histoire de la forme romanesque et l’histoire de la vie économique dans les sociétés occidentales; la deuxième, « Introduction à une étude structurale des romans de Malraux », étudie de manière concrète la structure interne des romans de Malraux en l’ouvrant dans une perspective sociologique; la troisième, « Nouveau roman et réalité », se situe à un niveau intermédiaire, entre l’hypothèse générale sociologique et l’analyse des structures internes de quelques romans de Sarraute et Robbe-Grillet. La dernière, « La méthode structuraliste génétique en histoire de la littérature », expose les principes fondamentaux du structuralisme génétique appliqué à la critique littéraire et quelques réflexions concernant l’analogie et l’opposition entre les deux grandes écoles que sont le marxisme et la psychanalyse.

1. « Introduction aux problèmes d’une sociologie du roman »

L’hypothèse développée par Goldmann prend appui sur les travaux de Georg Lukacs, La Théorie du roman, et de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, qui concernent l’homologie de la structure romanesque classique et la structure de l’échange dans l’économie libérale, et l’existence de certains parallélismes entre leurs évolutions ultérieures. La forme des romans étudiés par Lukacs se caractérise par l’existence d’un héros romanesque problématique. Le roman est l’histoire d’une recherche dégradée, une recherche de valeurs authentiques (celles qui organisent de façon implicite l’ensemble de l’univers romanesque, spécifiques à cet univers). Contrairement à l’épopée ou au conte, le roman se caractérise par la rupture insurmontable entre le héros et le monde; Lukacs analyse la nature de ces dégradations engendrant une opposition et une communauté suffisante (la rupture seule aboutit à la poésie lyrique ou à la tragédie). Lukacs en arrive à une typologie tripartie : le roman de l’idéalisme abstrait, caractérisé par une activité du héros et sa conscience trop étroite par rapport à la complexité du monde (Don Quichotte, Le Rouge et le noir); le roman psychologique, héros passif et conscience trop large (L’éducation sentimentale); le roman éducatif, qui s’achève sur un renoncement à la recherche problématique, mais qui n’est ni une acceptation du monde des valeurs, ni un abandon de l’échelle implicite des valeurs (Wilhem Meister). La thèse de Girard concerne aussi une recherche dégradée de valeurs authentiques par un héros problématique dans un monde dégradé. La dégradation du monde romanesque se manifeste par une médiation plus ou moins grande. Les romans dans Don Quichotte et la recherche des valeurs chevaleresques constitue un exemple de cette médiation.

Goldmann enchaîne sur le problème d’une sociologie du roman, qui a toujours préoccupé les sociologues de la littérature, sans être résolu. Les analyses (y compris les analyses marxistes) portaient essentiellement sur la relation de certains éléments du contenu et de l’existence d’une réalité sociale qu’ils reflétaient. Aucune n’a fait corréler la forme romanesque (le roman comme genre) et la structure du milieu social (la société individualiste moderne) à l’intérieur duquel elle s’est développée. Voilà en quoi les thèses de Lukacs et Girard seront utiles à Goldmann.

Son hypothèse est la suivante : la forme romanesque est la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la société individualiste née de la production pour le marché. Il existe une homologie rigoureuse entre la forme du roman et la relation quotidienne des hommes avec les biens et avec les autres hommes, dans une société productrice pour le marché. La relation naturelle, saine, des hommes et des biens est celle où la production est régie par la consommation à venir, par la qualité des objets, leur valeur d’usage. Toutefois, dans une production pour le marché, c’est leur valeur d’échange qui prime. Si les valeurs d’usage continuent à exister, leur action prend un caractère implicite, exactement comme les valeurs authentiques dans le monde romanesque. La forme romanesque complexe est celle dans laquelle vivent les hommes tous les jours, lorsqu’ils sont obligés de rechercher toute valeur d’usage dans une société où tout effort pour s’orienter directement vers la valeur d’usage ne saurait engendrer que des individus eux aussi dégradés, mais sur un mode différent, celui de l’individu problématique.

Il faut noter que Goldmann exclut l’intermédiaire (nécessaire dans la pensée marxiste) de la conscience collective, jusque là indispensable pour réaliser l’homologie; le roman n’est plus la transposition imaginaire des structures conscientes de tel ou tel groupe particulier, mais paraît exprimer une recherche qu’aucun groupe social ne défend effectivement. C’est donc une transposition directe de la vie économique dans la vie littéraire, qui s’effectue grâce à la convergence de 4 facteurs : la naissance dans la pensée des membres de la société bourgeoise de la catégorie de la médiation, donc à penser l’accès à toutes les valeurs sous l’angle de la médiation; la subsistance dans cette société d’individus problématiques (créateurs, écrivains, philosophes, artistes…) dont les comportements sont régis par la qualité de leur oeuvre; développement du genre romanesque dans la mesure d’un mécontentement affectif non conceptualisé; développement des valeurs de l’individualisme libéral. Du moment que l’individualisme a été amené à disparaître par la transformation de la vie économique et le remplacement de la libre concurrence par une économie de cartels et de monopoles, une transformation du même ordre a lieu dans la forme romanesque, qui se manifeste par la dissolution progressive et la disparition du personnage individuel, du héros.

Cette dissolution connaît deux périodes : 1. la disparition de l’importance de l’individu entraîne des tentatives de remplacement de la biographie comme contenu par des valeurs nées d’idéologies différentes, comme les idées de communauté et de réalités collectives (idéologie socialiste). 2. la seconde période, qui commence avec Kafka, qui va jusqu’au nouveau roman, mais qui n’est pas encore achevée, se caractérise par l’abandon de tout essai de remplacer le héros problématique et la biographie individuelle par une autre réalité, et par l’effort pour écrire le roman de l’absence du sujet, de la non-existence de toute recherche qui progresse.

Le roman à héros problématique est sans doute une forme littéraire liée à l’histoire et au développement de la bourgeoisie, mais cette forme n’est pas l’expression de la conscience réelle ou possible de cette classe, exception faite, suggère Goldmann, des romans balzaciens.

2. « Introduction à une étude structurale des romans de Malraux »

Je m’attarderai peu sur cette section, pour la simple raison qu’il s’agit d’une étude de cas très détaillée. Je mentionne que Goldmann étudie les six ouvrages de Malraux à « intention réaliste qui décrivent un univers de personnages individuels et vivants ». Les romans de Malraux se situent dans la ligne globale du roman de transition, dont la problématique est celle du sujet et du sens de l’action et, autant que possible, de l’action individuelle dans un monde où l’individu ne représente plus une valeur du simple fait d’être un individu.

3. « Nouveau roman et réalité »

Le texte de Goldmann est la transcription d’une intervention à une table ronde organisée à Bruxelles en 1963, à laquelle ont participé Sarraute et Robbe-Grillet. Ces deux auteurs, dit Goldmann, tentent de saisir, dans ce qu’elle a de plus essentiel, la réalité de l’époque. Les personnages sont devenus des objets et, dans l’ensemble de toutes les structures essentielles de la société contemporaine, les sentiments humains expriment maintenant des relations dans lesquelles les objets ont une permanence et une autonomie que perdent progressivement les personnages. Voilà l’essentiel de la démonstration : sur le plan littéraire, la transformation essentielle porte en tout premier lieu sur l’unité structurale personnage-objet, modifiée dans le sens d’une disparition plus ou moins radicale du personnage et d’un renforcement corrélatif non moins considérable de l’autonomie des objets. Cette transformation illustre la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise, ou réification, selon Lukacs.

Avant d’en arriver à l’étude interne de cette réification, Goldmann s’emploie à expliquer le décalage de plus d’un siècle qui sépare la mise en lumière du phénomène de la réification de l’apparition du roman sans personnage. Il en arrive à la conclusion que tout un ensemble d’éléments fondamentaux de la vie psychique, tout ce qui dans les formes sociales pré-capitalistes était constitué par les sentiments transindividuels, les relations avec des valeurs qui dépassent l’individu, disparaît des consciences individuelles dans le secteur économique, dont le poids et l’importance croissent à chaque jour dans la vie sociale, pour déléguer ses fonctions à une propriété nouvelle des objets inertes : à leur prix.

Dans le roman classique, les objets ont une importance capitale, mais ils n’existent que par leur relation à l’individu. Les deux périodes ultérieures (impérialiste, 1912-1945; celle du capitalisme d’organisation contemporain, après 1945) se définissent, pour la première, par la disparition progressive de l’individu en tant que réalité essentielle et par l’indépendance croissante des objets; pour la seconde, par la constitution du monde des objets en univers autonome ayant sa propre structuration qui seule permet encore quelquefois, et difficilement, à l’humain de s’exprimer.

Première période : Joyce, Kafka, Musil, La Nausée de Sartre, L’étranger de Camus et, comme une de ses manifestations les plus radicale, Sarraute. Seconde période : Robbe-Grillet. Cette période, dit Goldmann, commence à trouver son expression littéraire.

Sarraute cherche l’humain authentique, le vécu immédiat; Robbe-Grillet cherche l’humain en tant qu’expression extériorisée, en tant que réalité insérée dans une structure globale. Goldmann se sert d’un extrait de Planetariun, 40 p. autour d’une poignée de porte, pour montrer que Sarraute n’accorde pas d’autonomie à cet objet, tout est traduit en réactions psychiques des personnages. À l’inverse, Robbe-Grillet n’enregistre pas le caractère essentiellement humain et psychique des relations qui sont à l’origine de la réification et de l’autonomie croissante des objets. Dans un cas comme dans l’autre, ces deux types d’une même structure subissent une modification majeur due à la disparition du personnage, mais Robbe-Grillet remplace (ce que ne fait pas Sarraute) le personnage par l’univers réifié des objets. Goldmann montre que la forme nouvelle des oeuvres de Robbe-Grillet est inséparable du contenu, et reproche du même coup à la critique de s’être attardée uniquement aux problèmes formels. Or, le contenu, soit la nécessité mécanique et inéluctable qui régit aussi bien les relations entre les hommes qu’entre les hommes et les choses, dans un univers qui ressemble à une machine moderne pourvue de mécanisme d’autorégulation, ne pouvait se satisfaire d’une organisation classique. Personnages passifs, absence de marques temporelles (présent continuel), assimilation sentiment/objet (la jalousie), autant de signes illustrant le phénomène de la réification.

Goldmann revient en conclusion sur le réalisme. L’analyse des écrits de Sarraute et de Robbe-Grillet suffit à montrer que si « on donne au mont réalisme le sens de création d’un monde sont la structure est analogue à la structure essentielle de la réalité sociale au sein de laquelle l’oeuvre a été écrite, Sarraraute et Robbe-Grillet compte parmi les écrivains les plus radicalement réalistes de la littérature française contemporaine. »

4. « La méthode structuraliste génétique en histoire de la littérature »

Section bien intéressante, mais qui ne concerne pas le personnage.