Villeneuve

Johanne Villeneuve, Le sens de l’intrigue ou La narrativité, le jeu et l’invention du diable, Québec, Presses de l’Université Laval (Intercultures), 2004.

Objet de la démonstration

C’est à une sémantique et à une poétique, voire à une épistémologie de l’intrigue que Johanne Villeneuve se prête dans Le sens de l’intrigue. Elle entend penser l’intrigue dans ses incidences sémantiques mais, surtout, à partir de l’interpénétration des niveaux sémantique et formel qui la caractérise. Pour ce faire, elle remonte aux sources historiques, linguistiques et théoriques de la notion afin de réhabiliter la valeur affective et perceptive de l’intrigue et de montrer comment elle transforme les modalités traditionnelles de la narrativité. Il apparaît en effet que le paradigme des intrigues, dont le déploiement sémantique offre autant de variétés qui ne sauraient se résoudre à une spécificité universelle ou à un dénominateur commun, fournit de nouvelles ressources à la narrativité, et qu’à travers lui se manifeste la pluridimensionalité de la médiation narrative. En ce sens, Villeneuve propose moins une méthodologie ou une théorie de l’intrigue, laquelle subsumerait la diversité qui la définit, qu’une exploration de ses vertus imaginatives qui lui assurent un renouvellement constant. « En d’autres termes, il s’agit moins de délimiter le sens de l’intrigue que de saisir combien la narrativité occidentale moderne lui doit son ouverture sur le possible – un possible fait de toutes les libertés et de toutes les terreurs » (p. xix).

Définitions pour récit / narrativité / autres termes centraux

1. Narrativité… récit

Alors que la 4e de couverture mentionne que l’intrigue transforme les « modalités traditionnelles de la narrativité », annonçant une histoire de la narrativité occidentale, cette histoire se trouve en fait à survoler les poétiques et les théories du récit. C’est dire que Villeneuve utilise indifféremment l’un et l’autre terme – du moins n’établit-elle aucune distinction -, réduisant la narrativité à la forme du récit. Pourtant, les propos qu’elle tient sur la narrativité semblent déborder du cadre strict dans lequel on enferme généralement le récit. Ainsi :

– « [L]a narrativité se déploie au milieu des contingences, demeurant irréductible à une “essence”, bien qu’elle alimente l’épistémologie de la civilisation occidentale moderne en “essences” de toutes sortes en même temps qu’elle ne cesse de mettre en doute l’assignation d’une vérité » (p. xviii). Elle « se conçoit dans l’esprit aporétique des paradoxes. Loin de nuire à la narrativité et d’en verouiller [sic] les dispositifs, c’est cette paradoxie qui, en ouvrant la voie à l’imagination des intrigues, rend possible son efficacité. C’est alors l’impossibilité même de rendre compte de l’expérience […] qui enrichit la narrativité et permet de la définir non plus comme la “possibilité de raconter”, mais comme le processus par lequel s’élabore l’imagination d’un impossible récit » (p. xxi).

Cela dit, dès lors qu’elle considère que la narrativité produit et se caractérise par son oeuvre de médiation des actions humaines, c’est là faire écho aux théories du récit d’inspiration ricoeurienne (ou aristotélicienne). De sorte que, ou bien Villeneuve renouvelle le discours sur le récit en mettant de l’avant le pouvoir de transformation que lui insuffle l’intrigue, ou bien elle nourrit involontairement les réflexions sur la narrativité. Certes, il n’est pas moins exclusivement question de composantes du récit (dont l’intrigue au premier plan), mais il apparaît que certaines de ses observations pourraient concerner, de façon plus large, la narrativité.

D’ailleurs, en fin de parcours, elle s’intéresse à la question de l’événement, largement débattue dans le domaine de l’historiographie : l’événement produit-il la narrativité, ou en est-il le produit ? D’une part, il y aurait une narrativité avant le récit, devant être racontée avant même l’intervention du narrateur. D’autre part, l’événement serait le produit d’un choix, d’un angle de vue, d’un discours ; il serait reconnu comme événement (p. 378). Sans nécessairement prendre position, Villeneuve avance néanmoins que l’événement accroît la demande de narrativité :

– « Un événement advient. Il n’a pas d’autre ontologie que ce que fait de lui le temps qui passe. […] [Il a] la faculté de modifier une situation. L’énoncé il est arrivé quelque chose témoigne à la fois de la plus pure banalité (il arrive toujours quelque chose), de la curiosité (mais qu’est-il donc arrivé?), de l’indéniable et irréversible cours des choses, car le présent lui-même n’est toujours que l’effet des événements passés. Il s’agit de la constatation de ce qui s’est passé, mais aussi de l’annonce de quelque chose. L’événement advient dans et par le mouvement, à travers ou contre le mouvement, en rupture comme en harmonie avec lui, comme catalyseur et contrainte ; son lieu propre est le temps » (p. 376).

Bref, si Villeneuve ne distingue pas récit et narrativité – le titre de l’ouvrage, même, rapproche le sens de l’intrigue de la narrativité -, sa position apparaît toutefois ambiguë. Dans une certaine mesure, ses observations seraient susceptibles d’alimenter la réflexion sur la narrativité.

2. Récit… intrigue

Suivant Ricoeur (Temps et Récit 1), Villeneuve réduit le récit à l’intrigue : « S’il y a un sens à donner aux récits, ce ne peut être qu’en vertu d’une intrigue » (p. 40). Par elle un récit prend forme, car elle se « voit confier la tâche d’ordonner ce qui autrement serait livré au désordre et au hasard » (p. 40). Mais à une intrigue qui « tire une histoire une et complète d’un divers d’incidents » (Ricoeur), Villeneuve oppose une intrigue qui s’archarne à pointer le conflictuel : « Ce que la mise en intrigue met en commun, elle s’acharne aussi à en exacerber l’incompatible présence ; ce qui est “mis ensemble” peut produire du conflictuel, du déchirement encore plus grand » (p. 41). Par l’intermédiaire de l’intrigue, elle propose ainsi une définition du récit qui repose sur un principe de discordance, car ce sont les ruptures, les conflits, les égarements, les erreurs, qui produisent de la narrativité et qui, même, séduisent le lecteur. La narrativité dépend donc moins de la finition poétique du récit que de cette capacité à générer du récit (les intrigues mènent à d’autres intrigues).

À ce titre, Villeneuve situe au coeur de son hypothèse la notion d’autorité. L’aptitude de l’intrigue à déstabiliser l’amène à penser que l’émergence du paradigme du sens de l’intrigue serait intimement liée à un bouleversement du sens de l’autorité / autorité du sens que l’on relève dans l’histoire occidentale. L’autorité contient sa propre négation, et la négativité est productrice de narrativité car elle permet de faire avancer le récit.

3. Sens de l’intrigue

En soulignant l’échec des théoriciens à comprendre la relation entre la richesse sémantique des récits et leurs agencements formels, l’auteure distingue l’émergence d’un nouveau paradigme qui réconcilierait ses deux pôles : le sens de l’intrigue :

– « Entre la narration faite et l’histoire racontée, depuis l’horizon sémantique des intrigues jusqu’à leur potentiel conceptuel et leurs formes, émane du sens (de la signification et du sensible, de l’interprétation et de l’intuitif). Or, c’est précisément à cette relation inépuisable entre le monde de l’action et la langue, entre la référentialité et la potentialité des formes, que tient le sens de l’intrigue » (p. 19).

Par « sens de l’intrigue », elle entend, en d’autres mots, la « médiation entre le sensible et l’intelligible dont éclôt une prolifique imagination de la vitesse et de l’attente » (p. xviii). Attente (et anticipation) des possibles qui jouent de vitesse pour déstabiliser et emballer l’imagination et l’intelligence sensible et perceptive du lecteur : voilà ce qui fonde le sens et l’intérêt de l’intrigue, voilà ce que tente de saisir l’ouvrage.

Fonctions attribuées au récit

Insistant sur le triomphe de la discordance sur la concordance, Villeneuve néglige la fonction cardinale du récit. En fait, soulignant que les théories du récit se sont davantage attardées à la question du dénouement, elle déplace l’enjeu vers le noeud : « [A]vant d’être gagné par l’assurance d’une vérité, celui […] qui découvre une intrigue se laisse d’abord porter par l’imagination, par cette intelligence perçue parmi les choses et qui afflue parmi les signes » (p. 52).

Suivant ce parti pris, l’intrigue répond davantage à une fonction sémantique, liée au sensible et à l’imaginaire : le paradigme du sens de l’intrigue se distingue par sa richesse sémantique, laquelle captive le lecteur. Par cette fonction sémantique, la narrativité se trouve à générer du récit au-delà des limites d’un savoir-conter (capacité d’autotransformation).

Villeneuve prête également au récit une fonction anthropologique et cognitive, situant l’intrigue à la rencontre du monde de l’expérience et du texte. L’intrigue, souligne-t-elle, se déploie dans l’art comme dans la vie. « La poétique moderne exploite [tout dispositif formel] non pas comme s’il s’agissait des règles de l’art, mais comme si l’agencement même du monde en dépendait » (p. 64). D’où un détour par l’Histoire, par le récit du christianisme (sous l’autorité de Dieu [concordance], jusqu’à l’émergence du diable [discordance]), par les sociétés médiévales où s’élevaient les conspirations et les rumeurs… Par ce détour, Villeneuve explore les origines captivantes de l’intrigue, et tente de faire passer celle-ci « du domaines littéraire à celui de l’économie des relations entre les individus désignés avant tout par le rôle, souvent obscur, qu’ils ont à jouer à l’égard du pouvoir et de la société » (p. 65). Sous la plume de l’auteure, tout, ou presque, devient, incarne ou se fait le théâtre de l’intrigue : la ville, le carnaval, la photo, la danse, la cour…

Liens avec la fiction

La posture de l’auteure est résolument narrative. Elle ne mène pas de réflexion sur la fiction, suivant même l’intrigue sur le terrain de l’Histoire et du quotidien. Dans le dernier chapitre, elle s’aventure du côté de l’historiographie, confondant ainsi récit factuel et récit fictionnel.

Approches du récit

Villeneuve adopte une approche sémantique et poétique, voire épistémologique, du récit (de l’intrigue). Sa démarche en faveur de l’intrigue s’inscrit en réaction à une narratologie qui s’intéresse plutôt au fonctionnement structural du récit et qui a négligé deux composantes fondamentales de la narrativité : la temporalité et l’intrigue. Sa réflexion poursuit donc celles de certains chercheurs des années 1980 qui se sont montrés critiques envers la narratologie : Peter Brooks, Thomas Pavel et, surtout, Paul Ricoeur. Elle reprend pour l’essentiel les travaux de celui-ci (et, par le fait même, d’Aristote), en tentant d’amender ses conclusions pour mettre de l’avant le principe de discordance à la base du récit et de l’intérêt du lecteur.

À cet égard, l’objet d’étude appelle tout naturellement une posture lecturale, liée à une approche sensible et inventive de l’intrigue : « Le sens de l’intrigue guide le lecteur d’un récit, le rend avide de signification et d’intelligibilité, lui fait parfois entrevoir l’intelligence des choses là où il ne saurait y en avoir ; il lui fait désirer du sens, parfois avec une telle démesure qu’il en contrevient au bon sens » (p. xvii). Le lecteur devient un être captif, frappé de stupeur, d’embarras ou de fascination. Il se trouve à participer au sens de l’intrigue, en découvrant, en inventant, en cherchant ou en interprétant des chemins, une direction, des traces, des causes.

L’intrigue ne saurait se réduire à la sphère littéraire. Villeneuve privilégie donc une posture intermédiale (cinéma, théâtre, cartoon, hypertexte… / populaire, « élevée », burlesque, thriller, fantastique…). Elle se prête ainsi à une vaste exploration de la diversité protéiforme et inventive de l’intrigue.